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LES AMOURS DIVERSES.

L’invincible Destin lui enchaîne les mains
La tenant prisonnière, et tout ce qu’on propose
Sagement, la Fortune autrement en dispose.

Je m’en vais soûl du monde, ainsi qu’un convié[1]
S’en va soûl du banquet de quelque marié,
Ou du festin d’un roi, sans renfrogner sa face
Si un autre après lui se saisit de sa place.

J’ai couru mon flambeau sans me donner émoi[2],
Le baillant à quelqu’un s’il recourt après moi ;
Il ne faut s’en fâcher ; c’est la loi de nature,
Où s’engage en naissant chacune créature……

Or comme un endetté, de qui proche est le terme
De payer à son maître ou l’usure ou la ferme,
Et n’ayant ni argent ni biens pour secourir
Sa misère au besoin, désire de mourir :
Ainsi ton obligé, ne pouvant satisfaire
Aux biens que je te dois, le jour ne me peut plaire ;
Presque à regret je vis et à regret je voi
Les rayons du soleil s’étendre dessus moi.
Pour ce je porte en l’âme une amère tristesse.
De quoi mon pied s’avance aux faubourgs de vieillesse,
Et vois (quelque moyen que je puisse essayer
Qu’il faut que je déloge avant que te payer.
S’il ne te plaît d’ouvrir le ressort de mon coffre,
Et prendre ce papier que pour acquit je t’offre,
Et ma plume qui peut, écrivant vérité,
Témoigner ta louange à la postérité.

Reçois donc mon présent, s’il te plaît, et le garde
En ta belle maison de Conflans, qui regarde
Paris, séjour des rois, dont le front spacieux

  1. Cur non ut plenus vitæ conviva recedis ?
    (Lucr.)
  2. Souvenir du vers de Lucrèce :
    Et, quasi cursores, vitaï lampada tradunt.

    (Lucr., II, 79).