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Page:Rosny - Les Trois Rivales, 1913.djvu/7

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LES TROIS RIVALES


a —

PREMIÈRE PARTIE

I

M. de Nauteuil examina longuement son visage dans le petit miroir d’argent qu’il tenait toujours auprès de lui, puis il retira le thermomètre qu’il s’était glissé sous l’aisselle et murmura :

— Trente-huit !.…

C’était un petit vieillard décharné comme un fakir, les yeux étincelant d’un feu vert, la bouche maigre et cruelle. Il se tourna vers un jeune homme qui était à côté de lui et dit sèchement :

— Hubert, mon garçon, jeserai mortavant trois heures du matin.

Ces paroles, que rien ne faisait prévoir, car Nauteuil s’abstenait rigoureusement de faire allusion à sa maladie, émurent le jeune homme jusqu’aux larmes. Il prit la main de son oncle et balbutia :

— Non ! non | vousguérirez au contraire. le docteur est plein de confiance !

— Le docteur fait son métier ! répliqua durement Nauteuil. |

Et comme son neveu lui serrait la main, tendrement :

— Allons ! laisse-moi mourir comme j’ai vécu. Ne dépense pas un attendrissement inutile. Je ne le mérite pas. J’ai vécu sans affection. Je suis un solitaire, un de cesêtres qui n’aiment pas et qu’on ne doit pas aimer. Cela n’est ni bien ni mal : c’est un état de cœur. aussi fatal que le cours desastres.

Il retira sa main et prit un petit buvard sur la table :

.— Jly a deux plis à-dedans, et un télégramme. Le premier des plis contient mon testament. Le second renferme des instructions pour mon notaire. Quantautélégramme,

il appelle au château un homme à qui j’ai une vieille dette à payer. Tu feras envoyer le télégramme tout de suite, afin que M. de Moreuil puisse être ici demain. C’est à lui qu’il faudra remettre le testament, devant le notaire, à qui tu auras, cela va sans dire, confié auparavant le second pli. C’est tout ce que je désire. Je sais que tu exécuteras fidè- : lement mes instructions. Cela aussi est fatal : tu es honnête comme l’eau des sources est claire. Adieu. Laisse-moi maintenant mourir en paix. Personne ne doit plus pénétrer ici. qu’Auguste et le docteur. Adieu, mon garçon |.

Hubert tourna vers le vieillard un visage suppliant. Mais l’autre eut un geste d’impatience :

— Là ! laisse-moi.. J’at besoin d’être seul ! Ne reviens plusicil !

Le jeune homme sortit et se retira dans Sa chambre. |

Uncrépuscule defin du mondeapparaissait sur la vitre. Le vieux parc, enveloppé de lumière rouge, bruissait lamentablement.Le ventpoussaitd’immenses nuages versl’agonie du soleil et il s’exhalait du couchant une lueur assourdie, une lueur de fournaise presque éteinte, sur des monts de houille et des cités croulantes. Il faisait chaud. L’orage commençait à ramper le long des nimbes ténébreux ; des jets de flamme équivoque palpitaient sur le bord mauve des collines.

Hubert de Sauvaize ouvrit la fenêtre.

Le crépuscule et l’orage remplissaient l’espace de rêves. Le jeune homme les respirait, I1 débordait de vie magnifique ; toutson jeune et beau corps aspirait au mouvement, au voyage, à l’action. Ilétait de ceux qui, à vingt ans, sont prêts pour dix destinées :toutes les