Page:Rosny aîné - La Mort de la Terre - Contes, Plon, 1912.djvu/233

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
219
L’ALLIGATOR

Tout le destin était retourné. Il avait suffi d’une bête obscure pour remettre entre mes mains la fille et l’or dont me séparaient hier deux hommes redoutables et toutes les choses sévères que ceux de ma race respectent. Toutefois, j’étais loin encore d’Harriet. Mais les jours s’accumulèrent. Nous mêlions notre fatigue, nos luttes et nos soucis. Je cherchais la proie, j’assemblais le bois du campement, nous dormions auprès du même feu : un lien se formait entre nous, qui avait la force immense des choses primitives. Si bien qu’un matin, alors que les villes étaient encore lointaines, nous connûmes que nous ne nous séparerions plus. Nous le connûmes sans une parole ni un baiser, car le désert était autour de nous et il fallait respecter la fille qui dépendait de ma force et de mon courage ; mais notre amour était aussi solide que le granit.


Je suis de ceux dont la vie est bonne. J’ai l’amour, la fortune et de beaux enfants. Pourtant l’orgueil n’a pas touché mon cœur. Je sais mieux que la plupart des hommes la force terrible des circonstances. Tout mon sort n’eût-il pas été changé si un reptile, perdu dans la nuit des bêtes, n’était sorti de l’œuf que sa mère avait pondu au bord d’un fleuve sauvage ?