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Page:Rosny aîné - La Mort de la Terre - Contes, Plon, 1912.djvu/306

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CONTES. — DEUXIÈME SÉRIE

— Oui, reprit Labarre, j’ai pour elle une affection véritable, comme je n’en ai pas pour beaucoup de gens. Elle a éclairé mes veilles, assisté à mes douleurs et à mes joies. Et puis, elle a une histoire. Si j’étais superstitieux, je dirais qu’elle a eu une influence bienfaisante sur ma famille. Mais je ne suis pas superstitieux, et pourtant… il y a des moments où je ne suis pas très loin de lui accorder une sorte de vie… Tenez, je ne résiste pas à vous raconter quelques-unes des aventures où elle parut jouer un rôle. La première remonte à dix-huit cent et quatre. À cette époque, elle n’appartenait pas encore à notre famille. C’était un soir, un soir de printemps. Un crépuscule d’escarboucle, de béryl et d’hyacinthe remplissait les nuages. Les aubépines et les lilas jetaient à travers l’étendue leurs âmes odoriférantes. Il s’élevait de la terre une douceur palpitante qui résonnait dans la chair des hommes. Et mon arrière-grand’mère Julienne, jeune comme l’avrillée, tout étourdie de rêves, était descendue par le parc, avec la servante Anastasie, et avait marché au hasard, jusqu’aux emblavures, en contre-bas de l’Yvelaine. La nuit était venue. Le four immense du firmament s’emplissait d’étincelles ; la voie lactée étendait sa fourche d’étoiles… C’était dans la courbe de la rivière. L’Yvelaine s’enflait, tapageuse et bondissante. Julienne écoutait par moments ses voix humides, mais elle n’avait aucune inquiétude. Brusquement, il se fit une rumeur énorme, qui tenait