Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/129

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chiffre d’affaires comportait une comptabilité réduite : le tiers du temps, Bossange restait sans travail, vissé sur sa chaise, car on eût également désapprouvé qu’il lût, qu’il marchât ou qu’il se livrât à une tâche personnelle. Il patienta deux ans.

Chez l’entrepreneur où il travailla ensuite, il se heurta aux préjugés d’un Morvandiau, organisateur ignare mais excellent, à la manière de tels généraux de la Révolution. Ses idées avaient la forme d’outils et de chantiers ; il savait à peine écrire et lisait en s’accompagnant de la voix. Aussi admirait-il sournoisement ceux qui alignent de beaux chiffres, tiennent les livres avec élégance et, d’un coup d’œil, saisissent la balance des comptes. Il comprit que Bossange était un brillant comptable ; il le respecta ; il lui parla avec timidité, presque avec crainte ; il n’osa jamais cracher devant lui. Sans l’exécrer positivement, il était décidé à ne pas porter ses appointements au delà de dix-huit cents francs. Encore le ferait-il attendre : un comptable lui semblait suffisamment récompensé par la propreté et la distinction de son travail. C’est un luxe et très enviable : pourquoi y ajouterait-on le luxe des gros émoluments ?

La quarantaine approchait, redoutable crépuscule où s’esquisse le trou noir. Et les enfants étaient venus ; la famille logeait dans des cavernes mornes ; Adèle gardait son génie débraillé et vagabond. Indifférente à la poussière, accommodée à l’arôme des pots de chambre, aux vapeurs des fricots, contente d’une litière râpeuse, de draps huileux, d’une jupe attachée à la vanvole, peu sensible à l’attaque des puces, elle jouissait de la vie au sein des vaisselles éperdues. Quelque jatte de café, quelque anisette, quelque pâtisserie au saindoux la plongeaient dans une volupté torpide.

Dès le premier enfant, elle cessa de perdre du temps à sa chevelure ; cette herbe sauvage ne connut