Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/132

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mais c’est pas une raison pour faire comme les païens qui sont des cannibales.

Après la communion de Marcel, il y eut une période heureuse. Bossange entra dans la puissante maison de chocolat, Varinaud, Joffard et Cie. Joffard remarqua vite cet employé ponctuel et sagace. Il y eut un inventaire où le nouveau montra tant de flair et d’industrie qu’on l’augmenta de six cents francs. Bossange se revoyait dans le bureau de Joffard, par un jour d’hiver où le ciel était si bas que la rue semblait se frotter aux toitures. Joffard se chauffait les cuisses devant un feu de hêtre. Il avait une belle chevelure de nègre, des joues crues, qui, avec les mâchoires et les pommettes, semblaient des entrecôtes, et des yeux de bon buffle. Son torse en cuve reposait sur des pattes de basset, ses bottines ressemblaient à des bouteilles de champagne, il déployait des mains aux pouces de cordonnier. Il ne savait ni rire, ni sourire ; sa face se tournait vers l’employé, aussi stagnante qu’une face de méhari.

Bossange, au rebours, multipliait les sourires, sourires contraints, aimables, craintifs, qui coulaient de haut en bas et frissonnaient d’une tempe à l’autre.

— Monsieur Bossange, fit le patron… Je ne veux pas vous dissimuler que je suis content de vous… Et je suis difficile, monsieur… Je suis un dilettante. Je vais vous causer une grosse émotion : tenez-vous bien ! Monsieur Bossange, vous êtes augmenté de six cents francs !

Était-ce elle, enfin, la chance sans qui les plus forts ne sont que des lièvres dans la luzerne ? Bossange étouffa ; son cœur lui bouchait les bronches :

— Monsieur, soufflait-il… Ah ! monsieur…

— Je vous comprends ! fit doucement Joffard, l’émotion vous coupe la langue. Il y a de quoi, monsieur Bossange, il y a de quoi ! Allons ! Asseyez-vous et n’essayez pas de me remercier : vous n’y arriveriez pas !