Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/139

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avec des bramées d’enthousiasme, annonçait que le grand scalp était proche et brandissait une immense canne d’entraînement. Dans ce néophyte plein d’imprévu et d’aléa, la conviction coulait comme un jet de fonte. Il avalait goulument les phrases, mais il était sujet à les répéter de travers et il grondait à la moindre de ces contradictions que Rougemont aimait à combattre avec bonhomie. Dutilleul, les yeux ronds, la mâchoire tordue, s’abandonnait à son penchant pour les outrages scatologiques ou les énumérations de supplices, et proposait aux adversaires des parties de lutte, de canne ou de savate. Il fallait déployer des ruses savantes pour le faire taire. François n’y parvint qu’en inventant des rites baroques et en instituant une franc-maçonnerie de signes à l’usage unique du magasinier.

Lorsque celui-ci tapait de la canne ou tortillait ses joues, Rougemont traçait quelque croix, quelque triangle ou se touchait la tempe d’un air mystérieux. Flatté de cette complicité avec l’Homme, le balafré sentait tomber son impatience, une volupté de carbonaro ou de terroriste lui emplissait l’âme et il considérait le contradicteur avec une pitié bienveillante.


L’homme frileux offrait plus de résistance. Son âme était généreuse, mais apathique. Il n’avait pas connu la perfidie ni la rapacité des exploiteurs. Son salaire lui suffisait amplement. À vrai dire, il ne souffrait que du froid : encore, par compensation, éprouvait-il des jouissances de reptile auprès de son poêle ou lorsqu’il tenait le bon coin chez Bihourd. Il écouta longtemps François en silence. Par politesse, il approuvait ces idées générales qui flottent comme un brouillard sur les opinions. Quand il s’agissait de l’organisation des syndicats, de la lutte pour les trois huit et de la campagne antimilitariste, Fallandres fumait avec douceur. Il