Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/150

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parfum se mélangeât d’une joie ou d’une indignation sociales ; il ne pouvait voir un soldat sans frémir et le bruit du clairon soulevait en lui un délire d’antimilitarisme.

Même l’attendrissement et l’ardeur jalouse qu’éveille le visage des belles filles n’allaient plus sans visions révolutionnaires. Surtout le surexcitaient la saleté des artisans, l’alcoolisme, le mal-être et la fatigue. Lorsqu’il avait rencontré trop de mâles chétifs, trop de femmes déformées, d’enfants rachitiques et d’ivrognes, il était saisi d’épouvante : l’industrie n’allait-elle pas lui pourrir son humanité avant le grand sauvetage ?

Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte ; l’univers entrait en lui par cent portes. La cheminée d’une usine dans les étoiles l’exaltait jusqu’aux larmes. Tout devenait de la nature neuve : l’impression qu’un autre tire de la forêt ou de la mer, il la tirait, aussi vierge, des terrains vagues, des masures, des jardins ruineux et des fabriques retentissantes. Il s’enivrait à la clocherie des trolleys et, au soir, sur le revers de la Butte-aux-Cailles, s’attardait à voir passer ces longues maisons roulantes, dont la lueur était alors pleine de promesses et du mystère des destinées vagabondes. Le sifflement des sirènes d’usine devenait plus religieux que l’appel des cloches ; la sortie des ateliers, ces troupeaux d’êtres noirs dans l’heure brune, cette grande animalité des villes, profonde et lasse, évoquait des devoirs pieux, grandioses, d’immenses devenirs.

Il prenait de toutes parts des semences sauvages et les semait dans une caisse d’emballage. Pêle-mêle, il y poussait du mouron, des taraxacums, des renoncules, du plantain, des sauges, de la camo-