Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/153

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Il ne pouvait concevoir que des individus, obscurs et anonymes, eussent la puissance de l’appeler, du fond d’un antre de paperasses, et de le verser dans un troupeau, comme un bœuf, un mouton ou une chèvre. Ce n’est pas seulement parce qu’il repoussait le patriotisme. Même patriote, il n’eût pas admis que Casselles dût obéir à des hommes qu’il ne connaissait pas. Ce sentiment, esquissé dans beaucoup d’êtres, prenait chez lui un caractère maladif. À la rigueur, il aurait compris qu’on l’encadrât avec ses oncles, son frère, ses cousins, ses amis, ses voisins ; mais la pensée qu’un groupe d’inconnus lui donnerait des ordres, qu’il lui faudrait dormir avec d’autres inconnus, l’affolait de rage et de stupeur.

Sa manie s’accroissait à mesure qu’approchait la date redoutable. Aussi, quand Bossange proposait de former une ligue antimilitariste, ce jeune homme taciturne proférait des mots brutaux. Tous, d’ailleurs, vouaient à l’armée une haine qu’attisaient les lettres du fils Perregault, les récits et les brochures. Et Armand déclamait sous les feuilles vertes :

— Par sa seule existence l’armée est déjà la guerre. La discipline n’est pas autre chose que l’art de ramener l’homme à la brute. Elle peut seule le forcer à se battre ! Personne ne consentirait volontairement à se mettre, avec cent mille imbéciles, devant des canons, des fusils et des mitrailleuses… Détruisez la caserne et la guerre est morte !

— Détruisez la caque et il n’y a plus de harengs ! ricanait Émile.