Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/183

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brables ; la cavalerie des omnibus allait s’évanouissant, les rosses du fiacre deviendraient des bêtes fabuleuses, les fardiers même seraient remplacés par des machines. À quoi bon les syndicats, les fédérations, les grèves, les huit heures, puisqu’il faut disparaître ?

Ils parlaient néanmoins, ils espéraient contre l’espérance : des choses providentielles viendraient à la rescousse des maréchaux ferrants. Mais ils ne réussirent guère à galvaniser l’auditoire : les cyclopes discernaient la pauvreté des moyens devant la grandeur du cataclysme. Loin de se ranimer, la petite flamme d’exaltation devenait plus frêle, et s’ils applaudissaient loyalement, leur cœur se couvrait de cendres. Il y eut des motions, des résolutions, puis les maréchaux retournèrent vers la forge ou vers le chômage. Ceux de Mercœur, qui avaient provoqué la réunion, en percevaient la vanité plus encore que les autres : ils restaient sous la coupe du patron ; lorsqu’il décréterait la baisse du salaire, il n’y aurait qu’à courber la tête.

François Rougemont s’intéressait prodigieusement à cet épisode. La déchéance des professions était un de ses âpres soucis. Dans une société où le machinisme se transforme avec une rapidité croissante, chaque groupe de travailleurs est menacé à son tour, et dans le sein même des corporations, certaines parties du métier s’éliminent, celles qui exigeaient le plus de force et d’adresse. Ces métamorphoses frappent l’ouvrier comme les convulsions de la nature, elles réduisent à l’impuissance ceux qui, la veille, comptaient sur une supériorité originelle ou acquise, elles jettent sur le trottoir la foule des chômeurs, matière taillable et corvéable à merci.

Le meneur n’était pas de ceux qui exècrent la machine : il y voyait la suprême libératrice. Par elle le travail cesserait d’être une torture, une intoxica-