Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/234

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quel surcroît d’horreur c’était de pourrir quinze heures, seize heures à l’atelier et à l’usine. À peine la bête ouvrière a-t-elle dévoré sa pitance, à peine a-t-elle goûté quelques heures de sommeil, et voici que la porte fatale se rouvre : il faut descendre dans l’enfer où l’outil et la machine dévorent la chair vive et rongent l’intelligence. Sort affreux, sort implacable ! Cet homme qui passe sa vie dans la plus fétide des prisons, cette pauvre créature lasse, empoisonnée, abrutie, c’est, lui dit-on, un citoyen libre ! Hélas ! c’est le pire des esclaves ! Sans doute, on ne peut pas le vendre, mais qui donc aurait intérêt à l’acheter ? Est-ce que les exploiteurs, qui payent deux francs soixante-quinze par jour à certaines catégories de tisserands, auraient intérêt à acheter ces tisserands ? Leur entretien coûterait davantage ; il faudrait craindre pour la santé et la vie de l’esclave, prendre des mesures pour qu’il soit sain et solide. Tandis que le tisserand salarié, on peut le faire crever de faim, sans crainte : quand il n’aura plus assez de forces, on le flanquera à la porte et tout sera dit. Je lisais dernièrement la relation, fort bien faite, d’un explorateur du Centre africain. L’auteur y décrivait la vie des aborigènes, de ces nègres qui représentent pour nous le dernier degré de l’abjection et de la misère humaines. Il s’agissait, bien entendu, des nègres qui vivent encore à l’écart des conquérants européens. Ces nègres ne connaissent pas une sécurité parfaite. Leurs chefs ont des caprices parfois cruels. Il y a des époques de guerre et d’épidémie qui ne sont pas délectables. Mais les caprices des chefs sont beaucoup moins fréquents qu’on ne l’imagine et ne portent que sur un petit nombre d’individus ; mais la guerre n’est pour eux qu’un accident comme nos accidents de chemin de fer, de mines, d’usine ou d’automobiles ; mais les épidémies ne sont pas plus terribles que les maux incessants, les intoxications