Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/299

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dégoûts et, par sa modération, il évitait les châtiments de l’estomac ou de l’intestin.

La promenade l’intéressait moins ; il confessait une indifférence totale pour l’aspect des rues, des paysages ou des individus : pourtant, il ne détestait pas de constater les changements de la voirie, la naissance ou la démolition des bâtisses, la construction d’une ligne de tramways, le percement d’une rue ; il en prenait même note sur un registre, qui recelait aussi ses comptes, quelques recettes et divers aphorismes de morale ou de sociologie. Il lisait peu, par bribes, vite saisi par la somnolence. C’était un être très social : la compagnie d’autrui lui dispensait des joies appréciables, d’ailleurs taciturnes. Il s’asseyait au milieu des compagnons avec un visage fixe, les lèvres serrées, les coudes au corps, le regard ensemble mou et attentif, ou bien il suivait les Bossange, Émile Pouraille, le petit Meulière, dans leurs vagabondages. Il apportait aux excursions un esprit prévoyant et des qualités de ménagère : c’est lui qui avait organisé le service de vaisselle en fer-blanc, dont les pièces s’emboîtaient et n’avaient guère de poids. Il passait, dans la fumée des Enfants de la Rochelle, maintes heures magiques, et quand fut fondé le Club antimilitariste, un charme inépuisable entra dans sa vie. Rien n’était doux comme de traverser le clos de cailloux et de ferraille, d’ouvrir la porte dévorée par la vermoulure, de prendre place à la table du comité, qui devenait on ne sait quel meuble rituel et cordial.

Là, devant un bock frais et quelque brochure, dans l’encens des pipes et des cigarettes, Alfred Casselles se sentait uni à ses camarades par une sanction, une morale et une organisation. Sans doute faisait-il des rêves et concevait-il des désirs, mais au fond, en attendant l’âge de former une famille, sa destinée eût été merveilleusement assortie