Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/419

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flandrins tanguent sur leurs jambes d’échassiers, des Auvergnats roulent des pattes brèves, d’autres font peser un torse lourd sur des lattes, traînent une coxalgie, clopinent sur des manches de veste, ouvrent une ellipse de bancroches.

Des faces s’éveillent comme d’un sommeil, certaines mettent toute leur action dans la bouche, ou dans le nez qui semble flairer le bruit, les gestes et les événements ; il en est qui n’ont que le regard : il s’étire, se creuse, se hausse, s’éteint, se rallume. Le peuple forme des flaques, des mares, des vortex, s’ébroue ou se tasse au passage des patrouilles.


La bande des Terrains-Vagues se distinguait par sa discipline. Dutilleul et les Six Hommes tenaient la tête avec une gravité sournoise et redoutable ; Alfred, le Géant rouge, conduisait les gens de la maison Delaborde ; Isidore, Bardoufle, la Trompette de Jéricho, Gachot, Félicien Canard, l’Empereur du jeu de bouchon, Filâtre, Vacheron, Baraque, Berguin-sous-Presse, Boirot-Cosaque, Pignarre, Haneuse, Vérieulx, Pierre Laglauze, Auguste Vanneraud, Vagrel, Bollacq, Louis Marihaye, Piston dit la Tomate, Levesque, Comberault, Palan-Vinette, Corveju, Baptiste, Lanterne, formaient un nougat épais qui refluait le long des murailles. Les jeunes antimilitaristes fermaient la marche, saouls de mysticisme.

La vue des masses noires évaporait les doutes d’Armand ; à chaque fournée, issant des voies confluentes, un torrent d’énergie palpitait dans sa poitrine et le vertige des foules l’étourdissait mieux qu’un alcool ; il se sentait perdu dans une onde douce, puissante, intarissable. Au carrefour de la rue Turbigo et du boulevard Sébastopol, la police et la troupe commençaient à canaliser le courant ; un immense piétinement coupait le brouhaha ; des flots refluèrent ; il surgit des êtres mystérieux, des