Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/485

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tendre, et Antoine Fagot, les joues raides, les yeux gelés, saluait d’un sourcillement les passages où il croyait reconnaître sa part de collaboration.

Armand montra la folie des nations d’Europe qui, pour éviter une humiliation chimérique, laissent traiter en vaincu, en paria, un peuple de jeunes hommes, le meilleur et le plus pur de leur sang. Quelle défaite temporaire ne serait préférable à la défaite perpétuelle des conscrits, arrachés à leurs foyers, parqués comme du bétail, jetés frémissants sous le joug des brutes ? Une humanité inconsciente a pu s’y résigner ; une humanité consciente refusera l’enrôlement et désertera les casernes. Mais il faudrait d’éclatants exemples. Les désertions individuelles n’y peuvent suffire : l’heure des désertions en masse est prochaine. Il appartient à des âmes courageuses de se grouper, de se sacrifier à la cause commune, de montrer aux soldats du monde entier, qu’un esprit nouveau grandit, qui va détruire la superstition du meurtre collectif, dressée devant l’émancipation du travail, comme jadis la superstition religieuse devant l’émancipation de la science…

Quand Armand se tut, le fossoyeur l’étreignit contre son torse ; une clameur de consentement jaillit des poitrines ; tous, songeant que la lettre paraîtrait dans les journaux, avec leurs signatures, eurent un frisson d’orgueil.

— Cette fois, c’est convenu ? On est d’accord ? On partira tous ensemble ? beuglait le fossoyeur dont les longs bras fauchaient l’atmosphère. Il faut jurer.

— Notre fuite, affirma Armand, marquera une date dans l’histoire des prolétaires !

Ils jurèrent, l’un après l’autre ; ils se sentirent des personnages historiques et, lorsque le mécanicien eût entonné le Il faut supprimer les patries, c’est un hymne qu’ils chantèrent dans la forêt