Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/490

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regard fataliste vers le compagnon auquel il a remis sa volonté, et Armand songe qu’il entraîne ces jeunes hommes vers un avenir hasardeux, loin des choses, des êtres et des circonstances qui les liaient d’une chaîne subtile et si forte. La certitude se dérobe. Il cherche au fond de lui les phrases dont les combinaisons forment sa foi et entretiennent son exaltation. La voix rauque du fossoyeur le fait sursauter :

— Camarades, c’est fini de l’esclavage. Nous voilà libres !

Heureux Bouchut ! Il suit sa voie comme le torrent dans la montagne ; il emporte les blocs, les herbes, les branches, les sables du passé vers le fleuve. Son cri est contagieux. Armand a retrouvé les mots et les phrases ; il dit ce qu’il faut dire, il remet dans son âme et dans celles de ses compagnons l’illusion de la victoire et l’ivresse de l’héroïsme…

Des fournaises, des cratères, des tours de flamme, des phares de pourpre et de soufre jaillissent d’un sol furieux et lourd. Ce sont les cités de la houille, les cités du fer et du vitriol, les hauts fourneaux dévorants. La route est noire, la demeure est noire, l’homme est noir. Le charbon teint les peaux et la salive, la limaille incruste les faces brûlées et les mains recuites, les acides mangent les cils, rongent les narines. Et l’alcool coule à pleine chair. C’est la forêt d’industrie, plus carnivore que les lions, plus empestée que les marécages.

Par ce soir d’été, elle est surnaturelle. L’éclat qu’elle projette éteint les étoiles, le grouillement de la vie est dominé par le grouillement de la matière, l’esprit qui se croit vainqueur est vaincu par les énergies homicides.

Mais les neuf ne voient guère ces sites de la fièvre. Ils parlent.

Le verbe chauffe et amalgame leurs âmes