Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/70

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presque troublante. À travers ces voix de femmes filtraient le désir, l’amour, l’inextinguible volonté du bonheur, les choses vagues et saisissantes que la créature cherche en titubant dans le cache-cache universel. À part Christine et une grande bringue, aux allures de pouliche, aux yeux détraqués et charmants, à la bouche chiffonnée comme une pivoine, ces brocheuses n’étaient point jolies. Sans style, les hanches et les seins mal partagés par une taille courte, le visage canaille ou trapu, elles n’avaient d’autre grâce qu’une chevelure bien servie. Mais la plupart étaient jeunes, leur pâleur encore fraîche, leurs nuques duvetées ; de brusques sourires les nimbaient, un rêve fugitif passait sur leur lèvre, le coup de l’étrier d’une idylle. Aux parfums plébéiens, à l’odeur d’aisselles et de linge rance, se mêlaient un arome jeune et tenace, une émanation de harem :

Mes seuls trésors, hélas ! je les mets à vos pieds.
Vous êtes si jolie !

Elles ne s’interrompirent pas d’abord. Elles chantaient d’une manière attisante et sournoise. Tantôt une voix, tantôt une autre s’alanguirent ; il y eut des rires bas et des chuchotements. Le chant s’arrêta ; des faces s’élevèrent, qui ne se tournaient qu’à demi vers les deux hommes. La grande bringue seule darda ses yeux de pouliche sur Rougemont et déclara :

— Pour sûr, v’là une belle barbe !

Elle pouffa, en hâte, avalant son rire comme une gorgée de vin, tandis que Delaborde grondait :

— Eulalie… grande dinde !

Le rire froufrouta, s’étendit, tout menu, comme une bergeronnette sautillant sur une ormille. Puis le silence reprit ; on n’entendit que les souffles, le frisson du pliage, le crissement des aiguilles.