Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/97

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’épuisement du muscle ni les ravages de la maladie — et le mépris de ceux qui puisent la joie, le luxe, les honneurs, dans la pénurie des misérables… Ainsi ont vécu Félicien Préjelaud, Alexandre Pougard, Jean-Baptiste Moriscot. C’étaient des hommes que la nature avait fabriqués avec amour. Ils avaient de puissantes poitrines, des membres infatigables, une chair saine et belle, qui leur promettait une longue existence ; ils étaient patients, résignés, pleins de courage. Et par la lâcheté des patrons pourris de lucre, indifférents à la douleur humaine, par la faute aussi d’une société stupide, Jean-Baptiste Moriscot, Alexandre Pougard, Félicien Préjelaud gisaient à jamais dans cette terre, source de leur souffrance et de leur misère. Mais les temps approchent où le peuple demandera aux bourreaux le compte de ses tortures, où la lumière, l’amour, la douce prévoyance remplaceront les ténèbres, la lutte fratricide, l’incurie épouvantable du monde bourgeois !

La péroraison harponna les âmes et s’y implanta, les deux mille terrassiers mugirent comme un troupeau de buffles ; leur clameur, s’enflant à travers la multitude massée dans le cimetière et sur la mélancolique banlieue, fit tressaillir les maraîchers parmi leurs légumes, les fleuristes dans leurs champs de roses, les routiers sur la grande route et les coqs au fond des basses-cours.


Vers le soir, François, s’étant dérobé aux acclamations et aux poignées de mains innombrables, revint au logis. Comme il ouvrait la porte, il entendit gémir le petit Antoine, il vit se dresser devant lui la grand’mère, pâle et les paupières creuses :

— Le petit s’est blessé !

Elle avait ce ton tragique qu’elle prenait devant la moindre goutte de sang. Tout en elle devenait sauvage d’effroi : c’était la torture, le massacre, des