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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/21

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loin. Avant que j’eusse eu le temps de revenir à moi, nous fûmes dans une chambre modeste, rue Grange-Batelière, où je vécus une demi-heure d’extase. Mais, le délire fini, une réflexion me fit dresser les cheveux sur la tête : je possédais pour toute fortune un écu de cinq francs avec lequel j’avais compté vivre une couple de jours et qui suffirait tout juste à payer la chambre. Or, à la très jolie fille qui m’avait guidé là, il était absolument impossible d’offrir moins d’un louis : encore était-ce bigrement chiche !… Je ne sais quelle importance vous eussiez attachée à l’affaire ; pour moi, elle me parut effroyable. Ces choses-là ne sont pas des principes ; c’est de l’instinct. J’envisage comme un acte de goujaterie infecte, comme une muflerie suprême, de ne pas payer certains services. J’estime beaucoup plus honnête la filouterie d’aliments que la filouterie de caresses. Aussi mon émotion fut-elle excessive ; la sueur m’en coulait des reins et des tempes. Je faisais mille projets pour me procurer de l’argent : tous étaient inexécutables. À part mon complet, dont un revendeur eût bien donné cinq à sept francs, je ne possédais au monde que ma pièce blanche. J’avais épuisé la bonne volonté de mes amis, qui, d’ailleurs, vu ma gêne, m’avaient tous, in petto, donné mes huit jours. Et, en dehors d’eux, toute démarche était impraticable vers les onze heures du soir. Le cœur glacé et soubresautant, je demeurai étendu, plongé dans des réflexions comme en doit faire un naufragé sur son épave.

Mon imagination me fournit d’abord quelques expédients, dont la folie était évidente, puis elle se stérilisa dans la détresse. Je n’osais plus dire un mot ; je fermais les yeux ; je me donnai l’air d’un homme qui a envie de dormir. Ma compagne n’était pas moins taciturne ni moins immobile. Et il se passa ainsi une petite heure que je compte parmi les plus atroces de ma vie. À chaque instant, je m’attendais à ce qu’on se levât et à ce qu’on fit entendre les paroles redoutables que, sans doute par délicatesse, excès de confiance, ou espoir d’une prime plus forte, on m’avait épargnées avant la cérémonie.

À la fin, elle se dressa sur son séant, puis elle se leva très doucement, très discrètement. « Ça y est ! » me dis-je. Et mon cœur sonna comme un gong.

Elle ne dit rien cependant ; elle se dirigea à pas de loup vers la toilette ; j’entendis une vague rumeur de poterie, un froufrou presque imperceptible, puis plus rien. Cela me parut bien un peu bizarre : mais je n’étais pas en humeur de me livrer à des réflexions : l’attente, une attente de honte, paralysait la machine pensante. Même un léger cri de serrure n’attira pas particulièrement mon attention. Ce ne fut qu’après beaucoup de temps que la curiosité commença à filtrer par mes circonvolutions. Toutefois, je restai encore un bon moment immobile. Enfin, je tournai la tête de droite et de gauche, puis je me dressai, puis, sûr qu’il n’y avait plus personne dans la chambre, je me mis en demeure de me lever.

Je le fis avec précaution, plein d’autant d’effroi que d’étonnement. Je ne m’étais pas trompé : elle n’était plus là ! Cela ne dissipa pas mon inquiétude. Je fus d’abord persuadé qu’elle allait revenir, qu’elle s’était seulement un peu attardée au fond du corridor, pour quelque travail intime. Et, tout en me rhabillant, j’entr’ouvris la porte et je tendis l’oreille : le corridor était plongé dans le silence des limbes.

— Elle aurait donc filé ! me dis-je… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

J’entrevis la vérité lorsque, mettant la main à la poche intérieure de mon veston, je n’y découvris plus un vieux portefeuille, où je gardais quelques papiers sans importance et deux titres d’une Société en déconfiture. La brave fille m’avait purement et simplement entôlé… Je ne crois pas que, de ma vie, j’aie éprouvé une telle allégresse !

Je gardais un souvenir presque attendri de l’aventure, reprit Dampierre après un silence, et je me sentais confusément le débiteur de cette femme. L’ironique hasard m’offrit une chance de « payer ». C’était quatre ans plus tard. Je venais de faire mon fameux héritage d’Algérie. J’étais encore dans l’étonnement joyeux de cette royale aubaine, lorsqu’un soir, et précisément devant l’inimitable Godchau, je revois mon aventurière.

Le temps n’avait fait que l’embellir. Elle avait pris un léger embonpoint qu’elle portait à merveille. Elle me fit, sans me reconnaître, à peu près le même sourire que jadis, et j’eus une petite palpitation qui me reporta agréablement à l’amont des jours.

— Toi ! pensai-je… tu emporteras tantôt un gentil petit sac…

Je l’emmenai dans un endroit confortable. L’heure qui se passa là fut en tous points charmante, et comme je manifestais à ma compagne quelque surprise de ce que, si jolie et si fringante, elle n’eût pas fait fortune :

— C’est que je n’ai pas eu de veine ! répondit-elle évasivement.

Je ne sais quels rêves j’étais en train de faire pour son avenir, lorsqu’elle se leva doucement. Et comme je la regardais :

— Je vais faire un brin de toilette ! fit-elle en souriant.

Je fus pris d’une curiosité un peu perverse, et puis, ce retour au passé m’hypnotisait : puisqu’aussi bien j’avais résolu de lui donner tout ce qu’il y avait d’argent dans mes poches, autant lui laisser le plaisir de le prendre. Je fermai donc des yeux, et même, fatigué, je m’assoupis légèrement. Quand je m’éveillai, personne !

— Elle va en avoir, un sacré coup de joie ! pensai-je, en me rhabillant.

Hélas ! la pauvre fille ne devait décidément pas avoir de chance avec moi. Au lieu de prendre le portefeuille qui était dans la poche de mon pardessus et qui renfermait de beaux billets de mille, elle n’avait mis la main que sur le petit portefeuille du smoking qui contenait tout juste un pauvre petit fafiot de cinquante francs !…

Une deuxième fois, j’avais, moralement, entôlé l’entôleuse !

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LA GRANDE BRINGUE



Pourquoi Rodolphe Courmont a-t-il épousé cet effrayant squelette ? demandai-je à Grésyl, tandis que Mme Courmont passait et repassait sur la plage, tournant vers la mer et sur les baigneurs son œil creux, sa face camarde et verdissante.

— Sais pas ! riposta Grésyl… de l’hypnotisme, je suppose. Car cette femme n’est pas seulement affreuse, elle a mauvais caractère, et elle n’avait pas un fifrelin lorsqu’il l’a épousée. Faut donc croire qu’elle le séduisait !

— Elle l’a toujours dégoûté, intervint Songères… Et croyez bien qu’elle ne l’hypnotisait pas, sinon à la manière dont Jean Nivelle hypnotisait son chien. Non, le mariage de ce pauvre Courmont prouve, une fois de plus, combien nous sommes peu maîtres de notre propre personne… Quels pièges subtils nous réduisent à l’esclavage. Il y a peu d’années Rodolphe était un joyeux et excellent garçon, très mousseux, très séduisant, aimant les belles filles et sachant se faire aimer d’elles. Il n’aurait eu qu’à tendre la main : les plus charmeuses et les plus riches eussent été trop contentes de paraître avec lui devant le maire et le curé. Mais quoi ! On n’échappe pas à sa destinée ! Le jour où Courmont alla villégiaturer dans le castel qu’il avait hérité d’une cousine presque inconnue, l’Ananké lui organisa la plus formidable des fumisteries.

Qu’eût-il pu craindre, lorsqu’il vit pour la première fois Mlle Elmire Cazadou ? Quoiqu’elle n’eût alors que dix-huit ans, la beauté même du diable n’avait pas une seule minute voulu d’elle. Sa laideur atteignait déjà au sublime. Telle il la vit, avec ses joues en citernes, ses dents à rictus, ses tempes moisies, telle elle restera jusqu’à son lit de mort, car il est impossible que l’agonie même la fasse plus funèbre. Il n’en eut pas peur ; il s’y intéressa et en eut pitié. Est-ce cela qui décida la crise qui ravagea Mlle Cazadou ? Je l’ignore profondément. Toujours est-il que cette vierge cadavérique eut bientôt Vénus attachée à chacun de ses os. Elle arda pour Rodolphe comme toute une panerée de Lespinasse. Le pauvre bougre ne s’en aperçut même pas. Il trouva tout