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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/25

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Tout s’anima. Il vint des mulets, des chevaux, du champagne, des spiritueux multicolores, — de quoi faire du confortable jusqu’aux cimes des Diablerets. C’était, dans son genre, du monde très chic. Les deux fils et le père étaient grands comme des arbres, la mère était belle encore, et la fille resplendissante. C’était un admirable mélange de la grâce louisianaise et de l’éclat des belles races de l’Est américain. Ses yeux, violets à l’ombre, prenaient à la lumière des teintes infinies, tantôt calmes et caressants, puis égarés, magnifiques de vie impétueuse et de volupté sauvage. Sa démarche, tantôt molle, « jetant le sel », comme les Espagnoles, pouvait être rapide, souple, ondoyante comme la course de l’eau ou des félins. Son teint était de la lumière et de la pulpe de lis ; sa bouche, une flamme rouge et blanche, mais veloutée de sourires et de promesses mystérieuses.

Au bout de trois jours Jacques ne pouvait plus imaginer un monde où ne vivrait pas cette miraculeuse créature. L’amour le dévora, mortel, sans espérance. Comme il avait plu aux frères, il se trouva mêlé aux excursions de cette famille, à ses courses folles, à ses beuveries, il vécut à l’ombre de Margaret Mac Intyre, ivre d’adoration et de tristesse.

Elle ne faisait aucune attention à lui. Vive, gaie, capricieuse, elle rendait toute galanterie impossible par le plus bizarre mélange de familiarité et de moquerie. D’ailleurs, un sang-froid absolu. Même quand elle avait abusé du champagne, du whisky ou du bourgogne — elle aimait furieusement les bonnes marques ! — elle restait en parfaite possession d’elle-même… Aussi d’Ambreuse l’aimait humblement, cachant sa souffrance d’amour comme le petit Spartiate dévoré par le renard, trop fier aussi pour courtiser une personne dont la beauté était enveloppée de tant de millions.

Un soir, Jacques, plus chagrin que d’habitude, était parti tout seul vers la croix de Javernez. Il marcha très longtemps, si bien qu’il finit par perdre son chemin en voulant prendre un raccourci. Quand il rentra aux Plans, il était près de deux heures du matin. Tout dormait. On n’entendait que la rumeur du torrent. De grandes étoiles vacillaient sur le Muveran et le Lion de l’Argentine. La porte du chalet de Jacques était ouverte. Il ne s’étonna point ; il monta doucement à l’étage. Mais quand il pénétra dans sa chambre il eut un saisissement. À la lueur d’une bougie presque consumée, il apercevait des vêtements de femme épars, une bouteille sur le guéridon, et une grande chevelure lumineuse qui couvrait son oreiller… Il demeura immobile. Il étouffait. Son cœur grondait comme l’Avançon sur les pierres. Et il contemplait miss Margaret endormie, avec l’étonnement du croyant devant un miracle, avec l’épouvante du voyageur égaré près du repaire d’un tigre…

Après une minute, Jacques comprit l’aventure. Margaret avait sans doute bu plus que de coutume. Même, elle avait dû sortir en cachette pour aller prendre une bouteille de brandy, et c’est alors qu’elle s’était trompée de chalet… Il n’y avait qu’à se retirer et à aller attendre le matin sur la route…

Le jeune homme jeta un dernier regard sur la jeune fille endormie, puis il se tourna doucement et fit un premier pas pour sortir… Un cri bas le retint. Il vit la tête brillante qui se dressait : les yeux magiques luisirent à la clarté jaunissante de la bougie ; enfin une voix ensemble impérieuse et enrayée :

— Que faites-vous ici ?

— Pardonnez-moi ! fit humblement Jacques… Je ne pouvais pas supposer… Vous vous êtes trompée de chalet, miss… Vous êtes chez moi… Si je l’avais su, je ne serais pas entré dans cette chambre !

Elle demeura un instant stupéfaite, ses grands yeux immobiles, puis une sorte de gaieté passa sur son visage, son rire sonna, argentin :

— Ne sortez pas, maintenant, avant de m’avoir fait une promesse…

— Oh ! fit Jacques… vous ne doutez pas que jamais personne ne saura…

— Ça m’est bien égal… Ce n’est pas pour les autres, mais pour moi que cela m’ennuie… C’est humiliant !… c’est shocking !… Je ne veux pas que vous puissiez vous moquer de moi ou penser à cette chose grotesque quand vous vous coucherez le soir… Promettez-moi tout de suite le mariage… Sinon je ne vous pardonnerai jamais… jamais !…

Et voilà ! conclut Landa, après avoir consommé un nouveau sherry cobbler, comment notre ami Jacques a dû tout son bonheur à l’alcool… Cette délicieuse Margaret l’a aimé et l’aime encore de tout son cœur. Quant à lui, il est aussi affolé d’elle que le premier jour. Et, comme dans tous les bons contes de fées, ils vivront longtemps et ils ont beaucoup d’enfants, — beaux comme de petits dieux.

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L’OBSTACLE



Nous devions nous épouser, — le contrat débattu entre nos parents. J’aimais à l’infini sa beauté de contrastes où des cheveux noirs, des yeux d’un bleu de gentiane, un teint d’Irlandaise se marient pour des grâces imprévues. J’eus un voyage à faire, trois semaines avant les épousailles. Déjà je m’apprêtais au retour, lorsque vint un billet de Jeanne, bref, froid, où elle déclarait tout rompre. Passons sur ma surprise et mon effroi qui furent atroces. Je ne perdis pas une minute : embarqué au premier train, dès le soir, je sonnais à la porte de ma fiancée. Je ne trouvai personne : toute la famille avait fui, sans laisser de destination. En vain tentai-je de trouver quelqu’indice, en vain courus-je le cercle de nos communes relations. Je vécus six mois dans l’horreur, la colère, tenté par le suicide, ne reculant que devant de troubles espérances, rôdant sinistrement par les bois qui environnent S…, si hâve et maigre que j’apitoyais les bonnes gens.

Un matin on me remit une lettre ; je n’eus qu’à l’ouvrir, tout le mystère de mon malheur fut révélé. Mystère simple, presque ridicule : le père de Jeanne, ébloui par un parti extraordinaire, n’avait pas reculé devant quelque turpitude, forgeant une histoire, avec preuves, sur mon inconduite, et sur ce que mon voyage n’était que pour joindre une maîtresse. Les défauts de Jeanne étaient l’extrême crédulité et la colère violente. Elle crut sans balancer, elle m’écrivit le billet que j’ai dit et consentit à s’unir à René de M… dans un délire de vengeance. Elle venait seulement de surprendre la vérité et montrait à me revenir la même ardeur que naguère à me jeter par-dessus bord. Sa lettre finissait ainsi :

« Mon cher amour, ma tendresse est accrue de la rage d’avoir été si misérable envers toi. Le désir ne me laisse plus de repos, brûle mes nuits, d’être toute à toi, de laisser mari et parents pour te suivre où tu voudras, comme ta servante, ta chose, ton bien. »

Cette lettre me mit hors de moi ; je répondis sur le même ton. Après quelque correspondance, il nous parut impossible de vivre l’un sans l’autre : nous convînmes que nous rétablirions à tous risques notre destinée, que j’enlèverais Jeanne. Nous décidâmes de nous retrouver à Lyon et que nous partirions immédiatement pour l’Italie. Jeanne devait m’attendre à l’hôtel d’Angleterre, et jamais je n’éprouvai plus religieuse et poignante émotion que tandis que je montais le vieil et vaste escalier de pierre de cette vieille demeure. Enfin, la porte ouverte, je vis l’aimée, très pâle, et même tremblante. Respectant son émotion, je portai sa main à mes lèvres. Encore qu’elle laissât voir des marques de souffrance, le mariage avait parachevé sa beauté. Quelque nuance plus fine, quelque grâce plus subtile décorait la lumière de ses yeux et l’élégance de son corps. Je me mis à lui parler doucement, essayant de la rassurer, — car son trouble persistait. Puis, m’agenouillant, je la voulus attirer, approcher sa tête de la mienne, — mais elle me repoussa, avec un sourire timide :

— As-tu peur de moi, mon âme ? murmurai-je.

— Non pas de toi, — mais j’ai peur.

Il y eut alors une atmosphère de gêne que le silence rendait plus trouble. Je n’avais pas cette extrême assurance qu’il faudrait pour parler à la crainte d’une femme