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marthe baraquin

et une poitrine fortement rembourrée ; et quelques hommes étaient renseignés sur la beauté de sa cuisse.

Cette femme molle ne cuisinait pas volontiers et s’était acclimatée aux ordures. Sa morale était sommaire et variable. Elle prêtait volontiers son sexe à ceux qui en sollicitaient l’usage, préférant que sa complaisance rapportât quelque don en nature ou en espèces. Toutefois, elle ne menait pas une vie très dissolue, par crainte de François Baraquin, dit Tournevis, ferblantier sanguin et brusque, élémentaire et crédule : il n’était pas difficile de le tromper, mais il rentrait souvent à l’improviste et n’admettait pas que la femme fût sortie. Sa colère était aveugle, Antoinette était sûre qu’il l’assommerait s’il apprenait son cocuage. Par surcroît, elle devait se méfier des enfants, surtout du petit Félix, qui était bavard, fureteur, plein de flair et doué d’une dangereuse mémoire. En sorte que les circonstances favorables étaient assez réduites,

Puis, Antoinette manquait d’imagination et avait la cervelle dure. Elle mit beaucoup d’années à comprendre le mécanisme de la prostitution parisienne.

C’est dans ce pays que Marthe vivait heureuse. Elle portait sa joie dans le rythme même de son être.

La nature l’avait construite avec soin. Tous ses organes connaissaient leur travail. Elle respirait à l’aise dans un air vicié ; elle était admirablement armée contre les microbes ; sa peau ne produisait ni acné, ni croûte, ni eczéma, ni furoncles, et le sang vif qu’elle avait hérité de François Baraquin lui refaisait continuellement des sensations neuves. De bonne heure, elle eut de l’éclat et cette indéfinissable atmosphère qui excite les hommes.

Avant la onzième année, elle avait subi plusieurs tentatives contre la pudeur. La chance seule la sauva du viol. Une autre chance voulut que les satyres fussent répugnants et farouches. Elle fut prise d’une méfiance que son agilité rendit efficace, car elle évita longtemps tout nouvel attentat.

D’autre part, elle eut des camarades parmi les garçons. Dans la cour comme dans la rue, presque tous connaissaient ce qui distingue les sexes et avaient des renseignements sur les actes que permet cette différence, Mais la plupart ne pouvaient dépasser un vague simulacre. Et des autres, Lilas concevait de la crainte et savait se défendre. En sorte qu’elle atteignit sa treizième année sans avoir subi autre chose que des manigances.

Il faut dire qu’elle n’était pas naturellement fort curieuse de ces choses : elle n’aimait pas les petits coins, mais les jeux en pleine cour, en plein pavé.

C’était la pure joie de vivre, comme un petit animal lâché sur la brande. Tout le mystère et toute la douceur de l’univers palpitaient dans l’air sale, dans les rais d’un soleil gêné par les toits, les façades, les poussières et les fumées, dans les lueurs d’aquarium des pluies et des brumes, dans la cinglée du vent d’hiver, La jeune faubourienne avait ses savanes, ses brousses, ses sources, ses bêtes et ses cataclysmes. Sur quelle prairie passent de plus nombreuses bandes de chevaux ? Quelle steppe est parcourue de loups, quel désert de chacals, autant que la rue de dogues, de barbets, de danois, d’épagneuls, de mâtins, de bordeaux ? De petites panthères bondissent sur les fenêtres, se glissent sur les égouts, explorent les caves et miaulent d’amour dans les nuits tièdes. Les moineaux roux et blonds tirent leur subsistance de l’homme, et ne sauraient vivre en tel nombre dans aucune solitude ; les hirondelles tranchent de l’aile une atmosphère pleine d’animalcules nourrissants : on aperçoit des pigeons picorant la crotte ; des merles, des ramiers, des bouvreuils poussent aux Buttes-Chaumont ; les mouches pullulent ; une pierre retournée découvre les cloportes : les cafards bruissent dans les boulangeries : les araignées tissent, sournoises ; les puces sautent, indestructibles ; les punaises ont des casemates dans la muraille ; les poux ne prennent même la peine de chercher un autre gîte que la tête humaine ; et il y a des faucheux, des bêtes à bon Dieu, des fourmis, des moustiques, des noctuelles…

Ainsi, dans la ville, où l’homme ne voit plus que lui-même et ses semblables, l’enfant aperçoit encore partout l’énigme de la bête.

Lilas connaissait des terrains vagues aussi sauvages que des landes ; elle rôdait à travers des marchés où voisinent tous les produits de la terre ; elle descendait dans des caves terrifiantes comme des cavernes. Certains jours, l’eau d’averse coule en torrents ; le matin, un ruisseau murmure contre le trottoir, les gouttières distillent des sources, chaque cuisine a sa fontaine qui bruit au gré de la ménagère, l’arroseur lance sa poussière humide dans la poussière sèche et les pavés chauds, Et partout passent des choses douces ou terribles : des violons roucoulent au coin des rues, deux hommes enseignent aux midinettes la chanson nouvelle, des odeurs magiques jaillissent de la boutique du rôtisseur, des voyous s’éborgnent, ou bien la femme du quatrième a été assassinée par son mari, un corbillard roule les morts mystérieux, la petite vérole est dans le quartier, une fillette est écrasée par un tombereau.

Pour Marthe, toute chose est à la fois très naturelle et incompréhensible. Elle flotte dans ce pays de moellons, de pavés et de briques avec une âme aussi neuve qu’une feuille d’avril. Elle a l’impression que tout a commencé en même