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marthe baraquin

de la frime. Et, presque aussi pâle que lui, avec des battements de cœur qui semblaient lui monter jusque dans la gorge, elle supplia :

— Ne me faites pas de mal !

— C’est pas du mal que je veux te faire, rauquait-il… c’est du bien. T’as qu’à être gentille…

Il approchait son mufle et son pouce gigantesque. Dans l’excès de sa terreur, elle se précipita sur lui et tenta de se frayer passage. Les deux mains se refermèrent sur son cou, l’énorme pouce pesa :

— Pas un mot, j’te dis. T’es à moi, Tu peuxpas t’en sortir. J’te crèverais.

Elle eut une minute d’excessive faiblesse : sa volonté fondit, ses jarrets plièrent, elle ne résista plus. Il se mit à la pousser et brusquement il la bascula. Alors seulement, elle n’eut plus peur de la mort, elle ne redouta que la chose qui allait se passer, et cette odeur de chien galeux que répandait Camouche.

Ce fut une lutte frénétique. Il continuait à la tenir au cou, d’une poigne, et, de l’autre, il étreignait les mains qui, infatigablement, cherchaient à le griffer. Il aurait pu l’étouffer sans peine, mais cette extrémité le rebutait : il la voulait vivante. Aussi, pressait-il à petites secousses, tout en tenant très ferme. Il espérait la stupéfier, la jeter dans un demi-évanouissement propice.

Elle essayait de crier et n’exhalait qu’un grognement sourd, elle se roidissait et ne cessait de rebondir ; ses reins faiblissaient ; une torpeur envahissait ses tempes, il y eut une minute où son être plongea presque dans l’inconscience. Une sensation violente la réveilla, une douleur profonde, et la brutalité de cette souffrance lui rendit une énergie si soudaine qu’elle rejeta Camouche. Alors, elle le mordit au visage, elle lui planta ses griffes dans les yeux. Aveuglé, fou de rage, il ressaisit la gorge de la jeune fille, cette fois d’une main de meurtrier. Et il proférait des choses haletantes :

— Garce !… Salope !… Je te voulais que du bien… c’est comme ça que tu me récompenses ! De ce coup, tu vas voir !… Quand je devrais porter ma tête à Deibler… Attends ! attends !

Elle se débattait plus faiblement et, avec un han ! il la tordait, il l’asphyxiait. Il n’entendit pas qu’on introduisait une clef dans la serrure, il ne se retourna qu’au cri furieux d’Antoinette. Elle tenait déjà à deux mains le bocal du savetier et, de toutes ses forces, elle en versait le contenu sur l’homme et sa victime.

— Ah ! les salauds ! Les crapules ! glapissait-elle.

Camouche s’était dressé, refroidi par l’eau et par l’événement. Il se tenait là avec sa face de plâtre jaune où perlait l’huile de sa sueur, hagard, farouche, tremblotant, Antoinette lui cracha au visage, puis elle se précipita sur Marthe, qu’elle gifla à trois reprises, de toutes ses forces, en grondant comme une louve.

Elle savait bien pourtant que sa fille n’était point coupable, mais elle l’exécrait autant que si la trahison eût été réciproque, et elle ressentait aussi une indignation obscure parce que Lilas avait dédaigné Camouche,

— Petite rosse, c’est comme ça que tu chauffes les hommes ! J’vas t’en fiche, moi, de la coucherie… J’vas faire dégringoler tes puces le long de ton derrière.

Marthe sanglotait amèrement, Toute l’horreur des faibles criait au fond de sa chair, Enfin une révolte la redressa :

— Tu sais bien que tu mens ! Tu sais bien qu’il était en train de m’étrangler… il n’y a qu’à regarder sa gueule saignante… Et j’en ai assez ! Me touche plus !

Elle avait pris le marteau de Nicolas et le brandissait. Antoinette préféra ne pas vérifier la sincérité des menaces, Elle se retourna vers le savetier, lui cracha une seconde fois à la face et, ce geste exaltant sa rage, elle saisit une alène :

— Fous le camp, ou je te crève !

Il jeta autour de lui un regard vacillant, une folie passa sur son masque, puis il fut étrangement calme :

— Ben quoi ! fit-il d’une voix douce… C’était pas sérieux, c’était comme ça un petit jeu… Tu penses bien que j’aurais pas été faire des saletés avec une gamine !

— Fous le camp ! aboya la mère Baraquin… Je fais un malheur ! Et j’appelle les sergents de ville. Ah ! mon vieux, t’en ferais une tête devant les juges.

— Écoute, Antoinette, je te promets que j’ai rien fait.

S’il avait crié, et surtout s’il avait levé la main sur elle, Antoinette aurait cané. En le voyant tout vert d’épouvante, sa rage s’affola, elle se jeta sur lui pour le saigner. Mais il l’évita, et filant par la tangente, il gagna la porte :

— Je suis un honnête homme, et ça se passera pas comme ça !


Quand il fut sorti, les deux femmes se regardèrent en silence. Puis, la mère licha sa jalousie en invectives et en menaces :

— Vache à maquereau ! M… de trottoir ! Vadrouille ! Si tu l’avais pas aguiché, il t’aurait laissé tranquille. Tu tournais près de lui comme une chienne. T’as exposé ta viande… C’est aussi pire que si tu y étais allée carrément. Pour une rosse, t’es une rosse… et pour une carne, t’en es une fameuse. Ça ne fait rien. Je réglerai ton compte et ça sera aux petits oignons !

Lilas était tombée sur une chaise. Elle écoutait cette voix crapuleuse qui était la voix de sa mère, et toute la misère du monde pesait sur ses