Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/304

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

278 LE PETIT SAVOYARD

fois, le naturel ne se change pas, ou du moins il n’y a, pour en venir à bout, qu’un remède pire que le mal. Mal- heureusement pour moi, c’est précisément celui-là qui corrigea Claire. Tout à coup on la vit changer d’allure et de maintien ; toutes ses étourderies cessèrent, elle devint mélancolique ; elle prit, avec les jeunes gens, un air de ré- serve et de circonspection qu’on ne lui avait jamais vu ; elle rougissait pour un mot et reprenait vivement la moindre liberté qu’on voulait se. donner auprès d’elle. Mon père et ma mère bénissaient le ciel d’un changement qu’ils attribuaient à leurs leçons et ne se doutaient guère qu’il fut précisément l’effet du mal qu’ils avaient voulu préve- nir. L’amour avait fait ce miracle. Combien de lecteurs jettent déjà leurs soupçons sur le jeune d’Argentière I Mais ce n’était pas un petit-maître plein de sa noblesse et de sa vanité qui devait soumettre un cœur d’autant plus difficile à vaincre, que le côté qui semblait montrer un abord plus aisé était précisément celui par lequel il était invincible. Le badinage et l’étourderie n’y pouvaient rien ; l’intérêt encore moins. Une femme peut vendre sa personne, mais les cœurs ne se vendent point ; et Claire n’était pas femme à livrer l’un sans l’autre.

Encore quelques lignes et nous voilà aux amours d’une paysanne et d’un paysan. Mais je ne trompe personne, et dès mon titre on a dû s’y attendre. Lecteurs délicats, gens du beau monde, fermez mon livre, il n’est pas écrit pour vous, et je vous avertis que je vais parler un langage que vous vous piquez de ne point entendre et que je me pique encore plus de vous rendre inintelligible.

Le jeune d’Argentière, sans société, sans dissipation^ livré à la solitude de son château, à la pédanterie de son