Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/314

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288 MON PORTRAIT.

S* efforçaient de les imiter. Quant à moi, en considérant les derniers abois de ce malheureux animal et ses larmes attendrissantes, je sentis combien la nature est roturière, et je me promis bien qu’on ne me reverrait jamais à pa- reille fête.

Je n’aime pas même à demander la rue où j’ai affaire, parce que je dépends en cela de celui qui va me répondre ; j’aime mieux avoir deux heures à chercher inutilement. Je porte une carte de Paris dans ma poche, à l’aide de la- quelle et d’une lorgnette je me retrouve à la fin ; j’arrive crotté, rincé, souvent trop tard, mais tout consolé de ne rien devoir qu’à moi-même. Cette maison contient peut-être un homme fait pour être mon ami ; une personne digne de mes hommages se promène peut-être tous les jours dans ce parc. Les lectures que j’ai faites, étant malade, ne me flattent plus ; c’est que c’est une déplaisante mémoire lo- cale, qui me rend avec les idées du livre celles des maux que j’ai soufferts en le lisant. Pour avoir feuilleté Mon- taigne pendant une attaque de pierre, je ne puis plus le lire avec plaisir dans mes moments de relâche ; il tour- mente plus mon imagination qu’il ne contente mon esprit ; cette expérience me rend si follement retenu que, de peur de m’ôter un consolateur, je me les refuse tous et n’ose presque plus, quand je souffre, lire aucun des au très livres que j’aime.

Jamais Homère ni Virgile ne furent appelés de grands hommes, quoiqu’ils soient de très-grands poètes. Quelques auteurs se tuent d’appeler le poète Rousseau, le grand Rousseau, durant ma vie. Quand je serai mort, le poète Rousseau sera un grand poète, mais il ne sera plus le grand Rousseau. Il n’est pas impossible qu’un auteur soit un