Page:Rousseau - Œuvres et correspondance inédites éd. Streckeisen-Moultou.djvu/69

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et dans l’instant même où je vous réponds, je suis, malgré mon état, dans le risque de ne pouvoir finir ma lettre ici.

Il est inutile, monsieur, que vous comptiez sur le travail que j’avais entrepris : il m’eût été trop doux de m’occuper d’une si glorieuse tâche. Cette consolation m’est ôtée. Mon âme, épuisée d’ennuis, n’est plus en état de penser ; mon cœur est le même encore, mais je n’ai plus de tête ; ma faculté intelligente est éteinte ; je ne suis plus capable de suivre un objet avec quelque attention. Et d’ailleurs que voudriez-vous que fit un malheureux fugitif qui, malgré la protection du roi de Prusse, souverain du pays, malgré la protection de milord Maréchal, qui en est le gouverneur, mais malheureusement trop éloignés l’un et l’autre, y boit les affronts comme l’eau, et, ne pouvant plus vivre avec honneur dans cet asile, est forcé d’aller errant en chercher un autre, sans savoir plus où le trouver ?

Si fait pourtant, monsieur, j’en sais un digne de moi et dont je ne me crois pas indigne. C’est parmi vous, braves Corses, qui savez être libres, qui savez être justes, et qui fûtes trop malheureux pour ne pas être compatissants ; voyez, monsieur, ce qui se peut faire : parlez-en à M. Paoli. Je demande à pouvoir louer dans quelque canton solitaire une petite maison pour y finir mes jours en paix. J’ai ma gouvernante, qui depuis vingt ans me soigne dans mes infirmités continuelles ; c’est une fille de quarante-cinq ans. Française, catholique, honnête et sage, et qui se résout de venir, s’il le faut, au bout de l’univers partager mes misères et me fermer les yeux. Je tiendrai mon petit ménage avec elle, et je tâcherai de ne point rendre les soins de l’hospitalité incommodes à mes voisins. Mais, monsieur, je dois vous tout dire, il faut que cette hospitalité soit gra-