Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t1.djvu/373

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gens qu’on croit dannés ; les aimer seroit haïr Dieu qui les punit ; il faut absolument qu’on les ramene ou qu’on les tourmente. Par tout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil [1], & sitot qu’elle en a, le Souverain n’est plus Souverain, même au temporel ; dès lors les Prêtres sont les vrais maitres ; les Rois ne sont que leurs officiers.

Maintenant qu’il n’y a plus & qu’il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive, on doit tolérer toutes celles qui tolerent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen. Mais quiconque ose dire, hors de l’Église point de Salut, doit être chassé de l’État ; à moins que l’État ne soit l’Église, & que le Prince ne soit le Pontife. Un tel dogme n’est bon que dans un Gouvernement

  1. (b) Le mariage, par exemple, étant un contract civil, a des effets civils sans lesquels il est même impossible que la société subsiste. Supposons donc qu’un Clergé vienne à bout de s’attribuer à lui seul le droit de passer cet acte ; droit qu’il doit nécessairement usurper dans toute Religion intolérante. Alors n’est-il pas clair qu’en faisant valoir à propos l’autorité de l’Église il rendra vaine celle du Prince, qui n’aura plus de sujets que ceux que le Clergé voudra bien lui donner. Maitre de marier ou de ne pas marier les gens selon qu’ils auront ou n’auront pas telle ou telle doctrine, selon qu’ils admettront ou rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu’ils lui seront plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment & tenant ferme, n’est-il pas clair qu’il disposera seul des héritages, des charges, des Citoyens, de l’État même, qui ne sauroit subsister n’étant plus composé que des bâtards. Mais, dira-t-on, l’on appellera comme d’abus, on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle pitié ! Le Clergé, pour peu qu’il ait, je ne dis pas de courage, mais de bon sens, laissera faire & ira son train ; il laissera tranquillement appeller, ajourner, décréter, saisir, & finira par rester le maitre. Ce n’est pas, ce me semble, un grand sacrifice d’abandoner une partie, quand on est sûr de s’emparer du tout.