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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/150

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m’avoit donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l’innocence dans laquelle j’avois vécu jusqu’alors. Bientôt rassuré j’appris ce dangereux supplément qui trompe la nature & sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix de leur santé, de leur vigueur & quelquefois de leur vie. Ce vice que la honte & la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives ; c’est de disposer pour ainsi dire à leur gré de tout le sexe & de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage je travaillois à détruire la bonne constitution qu’avoit rétablie en moi la nature & à qui j’avois donné le tems de se bien former. Qu’on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente ; logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée ; le soir entouré d’objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu’elle a couché. Que de stimulans ! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire ; ce qui devoit me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un tems. Enivré du charme de vivre auprès d’elle, du désir ardent d’y passer mes jours, absente ou présente je voyois toujours en elle une tendre mere, une sœur chérie, une délicieuse amie & rien de plus. Je la voyois toujours ainsi, toujours la même & ne voyois jamais qu’elle. Son image toujours présente à mon cœur n’y laissoit place à nulle autre ; elle étoit pour moi la seule femme qui fût au monde, & l’extrême douceur des sentimens qu’elle m’inspiroit ne laissant pas à mes sens le tems de s’éveiller