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LETTRE

qui m’y déplaiſent ne font que m’inſpirer plus de confiance pour celles qui me tranſportent ; ce n’eſt pas ſans peine que je défends quelquefois ma raiſon contre les charmes de votre Poéſie, mais c’eſt pour rendre mon admiration plus digne de vos ouvrages, que je m’efforce de n’y pas tout admirer.

Je ferai plus, Monſieur ; je vous dirai sans détour, non les beautés que j’ai cru ſentir dans ces deux Poëmes, la tâche effrayeroit ma paresse, ni même les défauts qu’y remarqueront peut-être de plus habiles gens que moi, mais les déplaiſirs qui troublent en cet instant le goût que je prenois à vos leçons ; & je vous les dirai encore attendri d’une premiere lecture où mon cœur écoutoit avidement le vôtre, vous aimant comme mon frere, vous honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous reconnoîtrez dans mes intentions la franchiſe d’une ame droite, & dans mes diſcours le ton d’un ami de la vérité qui parle à un philoſophe. D’ailleurs, plus votre second Poëme m’enchante, plus je prends librement parti contre le premier, car ſi vous n’avez pas craint de vous oppoſer à vous-même, pourquoi craindrois-je d’être de votre avis ? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup à des ſentimens que vous refutez ſi bien.

Tous mes griefs ſont donc contre votre Poëme sur le déſaſtre de Lisbonne, parce que j’en attendois des effets plus dignes de l’humanité qui paroît vous l’avoir inſpiré. Vous reprochez à Pope & à Leibniz d’inſulter à nos maux en ſoutenant que tout est bien, & vous chargez tellement le tableau de nos miſeres que vous en aggravez le ſentiment : au lieu des conſolations que j’eſpérois, vous ne faites que m’affliger ;