Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/197

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horribles de Séneque & de Néron, de Domitien & de Martial. Le goût des Lettres & des Arts naît chez un peuple d’un vice intérieur qu’il augmente ; & s’il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l’espece, ceux de l’esprit & des connoissances qui augmentent notre orgueil & multiplient nos égaremens, accélérent bientôt nos malheurs. Mais il vient un tems où le mal est tel, que les causes mêmes qui l’ont fait naître, sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter ; c’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant. Quant à moi, si j’avois suivi ma premiere vocation, & que je n’eusse ni lu ni écrit, j’en aurois sans doute été plus heureux. Cependant, si les Lettres étoient maintenant anéanties, je serois privé du seul plaisir qui me reste. C’est dans leur sein que je me console de tous mes maux : c’est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l’amitié, & que j’apprends à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis ; je leur dois même l’honneur d’être connu de vous ; mais consultons l’intérêt dans nos affaires & la vérité dans nos écrits. Quoiqu’il faille des Philosophes, des Historiens, des Savans pour éclairer le monde conduire ses aveugles habitans ; si le sage Memnon m’a dit vrai, je ne convois rien de si sou qu’un peuple de sages.

Convenez -en, Monsieur ; s’il est bon que les grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions : si chacun se mêle d’en donner, qui les voudra recevoir ? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps, & aux exercices de l’esprit les ames boiteuses.