Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/258

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Aigri par les injustices que j’avois éprouvées, par celles dont j’avois été le témoin, souvent affligé du désordre où l’exemple & la force des choses m’avoient entraîné moi-même, j’ai pris en mépris mon siecle & mes contemporains, & sentant que je ne trouverois point au milieu d’eux une situation qui pût contenter mon cœur, je l’ai peu-à-peu détaché de la société des hommes, & je m’en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m’a d’autant plus charmé que je la pouvois cultiver sans peine, sans risque, & la trouver toujours sûre, & telle qu’il me la falloit.

Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même & des autres, je cherchois inutilement à rompre les liens qui me tenoient attaché à cette société que j’estimois si peu, & qui m’enchaînoient aux occupations le moins de mon goût, par des besoins que j’estimois ceux de la nature, & qui n’étoient que ceux de l’opinion : tout-à-coup un heureux hasard vint m’éclairer sur ce que j’avois à faire pour moi-même, & à penser de mes semblables, sur lesquels mon cœur étoit sans cesse en contradiction avec mon esprit, & que je me sentois encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. Je voudrois, Monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singuliere époque, & qui me sera toujours présent quand je vivrois éternellement.

J’allois voir Diderot alors prisonnier à Vincennes ; j’avois dans ma poche un mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est