Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/271

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& je ne goûterois pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin tant que mes forces me l’ont permis, en travaillant pour moi, j’ai fait selon ma portée tout ce que j’ai pu pour la société ; si j’ai peu fait pour elle, j’en ai encore moins exigé, & je me crois si bien quitte avec elle dans l’état où je suis, que si je pouvois désormais me reposer tout-à-fait, & vivre pour moi seul, je le ferois sans scrupule. J’écarterai du moins de moi de toutes mes forces, l’importunité du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n’écrirois pas une ligne pour la presse, & ne croirois vraiment recommencer à vivre, que quand je serois tout-à-fait oublié.

J’avoue pourtant qu’il a tenu à peu, que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, & que je n’aye abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j’ai failli lui préférer. Il faudroit, Monsieur, que vous connussiez l’état de délaissement & d’abandon de tous mes amis où je me trouvois, & la profonde douleur dont mon ame en étoit affectée, lorsque Monsieur & Madame de Luxembourg desirerent de me connoître, pour juger de l’impression que firent sur mon cœur affligé leurs avances & leurs caresses. J’étois mourant ; sans eux je serois infailliblement mort de tristesse ; ils m’ont rendu la vie, il est bien juste que je l’employe à les aimer.

J’ai un cœur très-aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J’aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux ; je les aime tous, & c’est parce que je les aime, que je hais l’injustice ; c’est parce que je les aime, que je les fuis ; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas ;