Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t13.djvu/327

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maniere le sacrifice qui coûte si cher à Titus, & le désespoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce spectateur regarde au fond de son ame, & approfondit le sentiment triste qui l’occupe, qu’y apperçoit-il, Monsieur ? Un retour affligeant sur le malheur de la condition humaine, qui nous oblige presque toujours de faire céder nos passions à nos devoirs. Cela est si vrai, qu’au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice, le bonheur du monde attaché au sacrifice de Titus, nous rend inexorables sur la nécessité de ce sacrifice même dont nous le plaignons ; l’intérêt que nous prenons à sa douleur, en admirant sa vertu, se changeroit en indignation s’il succomboit à sa foiblesse. En vain Racine même, tout habile qu’il étoit dans l’éloquence du cœur, eût essayé de nous représenter ce Prince, entre Bérénice d’un côté & Rome de l’autre, sensible aux prieres d’un peuple qui embrasse ses genoux pour le retenir, mais cédant aux larmes de sa maîtresse ; les adieux les plus touchans de ce Prince à ses sujets ne le rendroient que plus méprisable à nos yeux ; nous n’y verrions qu’un monarque vil, qui pour satisfaire une passion obscure, renonce à faire du bien aux hommes, & qui va dans les bras d’une femme oublier leurs pleurs. Si quelques chose au contraire adoucit à nos yeux la peine de Titus, c’est le spectacle de tout un peuple devenu heureux par le courage du Prince : rien n’est plus propre à consoler de l’infortuné, que le bien qu’on fait à ceux qui souffrent, & l’homme vertueux suspend le cours de ses larmes en essuyant celles des autres. Cette tragédie, Monsieur, a d’ailleurs un autre avantage, c’est de nous rendre plus grands à nos propres