Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

brusquoit les gens qui, par politesse, vouloient le gêner. Il étoit emporté sans être boudeur. Je l’ai vu souvent en colère, mais je ne l’ai jamais vu fâché. Rien n’étoit si gai que son humeur : il entendoit la raillerie & il aimoit à railler ; il y brilloit même & il avoit le talent de l’épigramme. Quand on l’animoit, il étoit bruyant & tapageur en paroles, sa voix s’entendoit de loin ; mais tandis qu’il crioit, on le voyoit sourire & tout à travers ses emportements, il lui venoit quelques mots plaisans qui faisoient éclater tout le monde. Il n’avoit pas plus le teint espagnol que le flegme. Il avoit la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d’un châtain presque blond. Il étoit grand & bien foit. Son corps fut formé pour loger son ame.

Ce sage de cœur ainsi que de tête, se connoissoit en hommes & fut mon ami. C’est toute ma réponse à quiconque ne l’est pas. Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devais, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n’y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événemens postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours. On diroit qu’il n’y a que les noirs complots des méchans qui réussissent ; les projets innocens des bons n’ont presque jamais d’accomplissement.

Ayant senti l’inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m’y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets d’ambition que l’occasion m’avoit