Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/322

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chimere d’une ame sensible, félicité si charmante & si désirée, va te perdre dans la nuit des songes ; tu n’auras plus de réalité pour moi. Et vous, ami trop généreux, oubliez vos aimables projets & qu’il n’en reste de trace qu’au fond d’un cœur trop reconnoissant pour en perdre le souvenir. Si l’exces de nos maux ne décourage point votre grande ame, si vos généreuses bontés ne sont point épuisées, il vous reste de quoi les exercer avec gloire, & celui que vous honorez du titre de votre ami, peut par vos soins mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui par l’état où vous le voyez : son égarement ne vient point de lâcheté, mais d’un génie ardent & fier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent plus de stupidité que de courage dans une constance apparente ; le vulgaire ne connoît point de violentes douleurs, & les grandes passions ne germent guere chez les hommes foibles. Hélas ! il a mis dans la sienne cette énergie de sentimens qui caractérise les ames nobles, & c’est ce qui fait aujourd’hui ma honte & mon désespoir. Milord, daignez le croire, s’il n’étoit qu’un homme ordinaire, Julie n’eût point péri.

Non, non ; cette affection secrete qui prévint en vous une estime éclairée ne vous a point trompé. Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui sans le bien connoître ; vous ferez plus encore s’il est possible, après l’avoir connu. Oui, soyez son consolateur, son protecteur, son ami, son pere, c’est à la fois pour vous & pour lui que je vous en conjure ; il justifiera votre confiance, il honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leçons, il imitera vos vertus, il apprendra de vous la