Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/79

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LETTRE VI. DE JULIE À CLAIRE.

Veux-tu, ma cousine, passer ta vie à pleurer cette pauvre Chaillot, & faut-il que les morts te fassent oublier les vivants ? Tes regrets sont justes ; & je les partage ; mais doivent-ils être éternels ? Depuis la perte de ta mere, elle t’avoit élevée avec le plus grand soin : elle étoit plutôt ton amie ta gouvernante ; elle t’aimoit tendrement, & m’aimoit parce que tu m’aimes ; elle ne nous inspira jamais que des principes de sagesse & d’honneur. Je sais tout cela, ma chére, & j’en conviens avec plaisir. Mais conviens aussi que la bonne femme étoit peu prudente avec nous ; qu’elle nous faisoit sans nécessité les confidences les plus indiscretes ; qu’elle nous entretenoit sans cesse des maximes de la galanterie, des aventures de sa jeunesse, du manége des amants ; & que, pour nous garantir des piéges des hommes, si elle ne nous apprenoit pas à leur entendre, elle nous instruisoit au moins de mille choses que des jeunes filles se passeroient bien de savoir. Console-toi donc de sa perte comme d’un mal qui n’est pas sans quelque dédommagement : à l’âge où nous sommes, ses leçons commençoient à devenir dangereuses, & le Ciel nous l’a peut-être ôtée au moment où il n’étoit pas bon qu’elle nous restât plus longtemps. Souviens-toi de tout ce que tu me disois quand je perdis le