Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t3.djvu/294

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par moi-même, je craindrois que les extases des mystiques ne vinssent moins d’un cœur plein que d’un cerveau vide.

Que faire donc, continua-t-elle, pour me dérober aux fantômes d’une raison qui s’égare ? Je substitue un culte grossier, mais à ma portée, à ces sublimes contemplations qui passent mes facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine ; j’interpose entre elle & moi des objets sensibles ; ne la pouvant contempler dans son essence, je la contemple au moins dans ses œuvres, je l’aime dans ses bienfaits ; mais, de quelque maniere que je m’y prenne, au lieu de l’amour pur qu’elle exige, je n’ai qu’une reconnaissance intéressée à lui présenter.

C’est ainsi que tout devient sentiment dans un cœur sensible. Julie ne trouve dans l’univers entier que sujets d’attendrissement & de gratitude : par-tout elle aperçoit la bienfaisante main de la Providence ; ses enfans sont le cher dépôt qu’elle en a reçu ; elle recueille ses dons dans les productions de la terre ; elle voit sa table couverte par ses soins ; elle s’endort sous sa protection ; son paisible réveil lui vient d’elle ; elle sent ses leçons dans les disgrâces & ses faveurs dans les plaisirs ; les biens dont jouit tout ce qui lui est cher sont autant de nouveaux sujets d’hommages ; si le Dieu de l’univers échappe à ses faibles yeux, elle voit par-tout le pere commun des hommes. Honorer ainsi ses bienfaits suprêmes, n’est-ce pas servir autant qu’on peut l’Etre infini ?

Concevez, milord, quel tourment c’est de vivre dans la