Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

n’entende pas un seul mot de reproche ; ne lui laissez pas même entrevoir qu’il vous ait donné du chagrin ; agissez exactement comme si le meuble se fût cassé de lui-même ; enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire.

Oserai-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes : il en faut faire quand on réfléchit ; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux être homme a paradoxes qu’homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de douze ans. C’est le temps où germent les erreurs & les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les détruire ; & quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle à l’âge de raison, l’éducation qu’on leur donne pourroit leur convenir ; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudroit qu’ils ne fissent rien de leur âme jusqu’à ce qu’elle eût toutes ses facultés ; car il est impossible qu’elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu’elle est aveugle, & qu’elle suive, dans l’immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux..

La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice & l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire & ne rien laisser faire ; si vous