Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seau que le hazard fait naître au milieu d’un chemin, & que les passans font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts & le pliant dans tous les sens.

C’est à toi que je m’adresse, tendre & prévoyante mere [1], qui sçus t’écarter de la grande route, & garantir l’arbrisseau naissant du choc des opinions humaines ! Cultive, arrose la

  1. (1) La premiere éducation est celle qui importe le plus ; & cette premiere éducation appartient incontestablement aux femmes : si l’Auteur de la nature eût voulu qu’elle appartînt aux hommes, il leur eût donné du lait pour nourrir les enfans. Parlez donc toujours aux femmes par préférence, dans vos Traités d’éducation ; car, outre qu’elles sont à portée d’y veiller de plus près que les hommes & qu’elles y influent toujours davantage, le succès les intéresse aussi beaucoup plus, puisque la plupart des veuves se trouvent presque à la merci de leurs enfans, & qu’alors ils leur font vivement sentir, en bien ou en mal, l’effet de la maniere dont elles les ont élevés. Les loix, toujours si occupées des biens & si peu des personnes, parce qu’elles ont pour objet la paix & non la vertu, ne donnent pas assez d’autorité aux meres. Cependant leur état est plus sûr que celui des peres, leurs devoirs sont plus pénibles ; leurs soins importent plus au bon ordre de la famille ; généralement elles ont plus d’attachement pour les enfans. Il y a des occasions où un fils qui manque de respect à son pere, peut, en quelque sorte, être excusé : mais si, dans quelque occasion que ce fût, un enfant étoit assez dénaturé pour en manquer à sa mere, à celle qui l’a porte dans son sein, qui l’a nourri de son lait, qui, durant des années, s’est oubliée elle-même pour ne s’occuper que de lui, on devroit se hâter d’étouffer ce misérable, comme un monstre indigne de voir le jour. Les meres, dit-on, gâtent leurs enfans. En cela, sans doute, elles ont tort ; mais moins de tort que vous, peut-être, qui les dépravez. La mere veut que son enfant soit heureux, qu’il le soit dès à présent. En cela elle a raison : quand elle se trompe sur les moyens, il faut l’éclairer. L’ambition, l’avarice, la tyrannie, la fausse prévoyance des peres, leur négligence, leur dure insensibilité, sont cent fois plus funestes aux enfans, que l’aveugle tendresse des meres. Au reste, il faut expliquer le sens que je donne à ce nom de mere, & c’est ce qui sera fait ci-après.