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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/232

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dont son pied pose à terre, & son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s’il est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de la grace, & les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si j’étois maître à danser, je ne ferois pas toutes les singeries de Marcel [1], bonnes pour le pays où il les fait ; mais, au lieu d’occuper éternellement mon Éleve à des gambades, je le menerois au pied d’un rocher : là, je lui montrerois quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps & la tête, quel mouvement il faut faire, de quelle maniere il faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, pour suivre légerement les sentiers escarpés, raboteux & rudes, & s’élancer de pointe en pointe tant en montant qu’en descendant. J’en ferois l’émule d’un chevreuil, plutôt qu’un Danseur de l’Opéra.

Autant le toucher concentre ses opérations autour de l’homme, autant la vue étend les siennes au-delà de lui. C’est là ce qui rend celles-ci trompeuses ; d’un coup-d’œil un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultanées & de jugements qu’elles excitent, comment ne se tromper sur aucun ? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément parce qu’il

  1. (23) Célebre Maître à danser de Paris, lequel, connoissant bien son monde faisoit l’extravagant par ruse, & donnoit à son art une importance qu’on feignoit de trouver ridicule, mais pour laquelle on lui portoit au fond le plus grand respect. Dans un autre art, non moins frivole, on voit encore aujourd’hui un Artiste Comédien faire ainsi l’important & le fou, & ne réussir pas moins bien. Cette méthode est toujours sûre en France. Le vrai talent, plus simple et moins charlatan, n’y fait point fortune. La modestie y est la vertu des sots.