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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/466

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rapidement & presque d’un saut l’intervalle par un pas de géant dont l’enfance n’est pas capable, & pour lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits exprès pour eux. La première idée abstraite est le premier de ces échelons ; mais j’ai bien de la peine à voir comment on s’avise de les construire.

L’Etre incompréhensible qui embrasse tout, qui donne le mouvement au monde et forme tout le système des êtres, n’est ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains ; il échappe à tous nos sens : l’ouvrage se montre, mais l’ouvrier se cache. Ce n’est pas une petite affaire de connoître enfin qu’il existe, & quand nous sommes parvenus là, quand nous nous demandons : quel est-il ? où est-il ? notre esprit se confond, s’égare, & nous ne savons plus que penser.

Locke veut qu’on commence par l’étude des esprits, & qu’on passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est celle de la superstition, des préjugés, de l’erreur : ce n’est point celle de la raison, ni même de la nature bien ordonnée ; c’est se boucher les yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudié les corps pour se faire une véritable notion des esprits, & soupçonner qu’ils existent. L’ordre contraire ne sert qu’a établir le matérialisme.

Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos connaissances, les êtres corporels & sensibles sont les seuls dont nous ayons immédiatement l’idée. Ce mot esprit n’a aucun sens pour quiconque n’a pas philosophé. Un esprit n’est qu’un corps pour le peuple & pour les enfants. N’imaginent-ils pas des esprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui