Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/72

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Il sentiroit le malaise des besoins sans les connaître, & sans imaginer aucun moyen d’y pourvoir. Il n’y a nulle immédiate communication entre les muscles de l’estomac & ceux des bras & des jambes, qui, même entouré d’aliments lui fit faire un pas pour en approcher ou étendre la main pour les saisir ; et, comme son corps auroit pris son accroissement, que ses membres seroient tout développes, qu’il n’auroit par conséquent ni les inquiétudes ni les mouvements continuels des enfants, il pourroit mourir de faim, avant de s’être mû pour chercher sa subsistance. Pour peu qu’on ait réfléchi sur l’ordre & le progrès de nos connaissances, on ne peut nier que tel ne fût à peu prés l’étoit primitif d’ignorance et de stupidité naturel a l’homme avant qu’il eût rien appris de l’expérience ou de ses semblables.

On connoit donc, ou l’on peut connaître le premier point d’où part chacun de nous pour arriver au degré commun de l’entendement ; mais qui est-ce qui connaît l’autre extrémité ? Chacun avance plus ou moins selon son génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, & les occasions qu’il a de s’y livrer. Je ne sache pas qu’aucun philosophe ait encore été assez hardi pour dire : Voilà le terme où l’homme peut parvenir & qu’il ne sauroit passer. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être ; nul de nous n’a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme & un autre homme. Quelle est l’âme basse que cette idée n’échauffa jamais, & qui ne se dit pas quelquefois dans son orgueil : Combien j’en ai déjà passé !