Aller au contenu

Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’il faut se refuser à tout, que nous a donc servi de naître, & s’il faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux ? C’est moi, répondit un jour le Prêtre, d’un ton dont je fus frappé. Heureux, vous ! si peu fortuné, si pauvre, exilé, persécuté ; vous êtes heureux ! Et qu’avez-vous fait pour l’être ? Mon enfant, reprit-il, je vous le dirai volontiers. ”

” Là-dessus il me fit entendre qu’après avoir reçu mes confessions, il vouloit me faire les siennes. J’épancherai dans votre sein, me dit-il en m’embrassant, tous les sentimens de mon cœur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon entiere profession de foi, quand vous connoîtrez bien l’état de mon ame, vous saurez pourquoi je m’estime heureux, & si vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l’être. Mais ces aveux ne sont pas l’affaire d’un moment ; il faut du tems pour vous exposer tout ce que je pense sur le sort de l’homme, & sur le vrai prix de la vie ; prenons une heure, un lieu commodes pour nous livrer paisiblement à cet entretien. ”

” Je marquai de l’empressement à l’entendre. Le rendez-vous ne fut pas renvoyé plus tard qu’au lendemain matin. On étoit en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passoit le Pô, dont on voyoit le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne : Dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnoit le paysage. Les rayons du soleil levant rasoient déjà les plaines, & projet-