Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

abstraction faite de toutes modifications particulières ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même être, on ne doit admettre qu’une substance ; mais s’il y en a qui s’excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu’on peut faire de pareilles exclusions. Vous réfléchirez sur cela ; pour moi, je n’ai besoin, quoi qu’en dise Locke, de connoître la matière que comme étendue & divisible, pour être assuré qu’elle ne peut penser ; & quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent & que les roches pensent [1], il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une âme à l’homme.

Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce qu’ils n’ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument à corde, dont je fais sonner l’unisson par un

  1. Il me semble que, loin de dire que les rochers pensent, la philosophie moderne a découvert au contraire que les hommes ne pensent point. Elle ne reconnaît plus que des êtres sensitifs dans la nature ; & toute la différence qu’elle trouve entre un homme & une pierre, est que l’homme est un être sensitif qui a des sensations, et la pierre un être sensitif qui n’en a pas. Mais s’il est vrai que toute matière sente, où concevrai-je l’unité sensitive ou le moi individuel ? sera-ce dans chaque molécule de matière ou dans des corps agrégatifs ? Placerai-je également cette unité dans les fluides & dans les solides, dans les mixtes & dans les éléments ? Il n’y a, dit-on, que des individus dans la nature ! Mais quels sont ces individus ? Cette pierre est-elle un individu ou une agrégation d’individus ? Est-elle un seul être sensitif, ou en contient-elle autant que de grains de sable ? Si chaque atome élémentaire est un être sensitif, comment concevrai-je cette intime communication par la-