Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/427

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pas plus que d’ignorer de quelle couleur il est. Comment pourroit-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l’injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui.

Mais ces questions ainsi sommairement décidées ne sauroient me fournir encore aucune application sure pour la pratique, sans beaucoup d’éclaircissemens préalables nécessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se présenter. Car si l’obligation de dire la vérité n’est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité ? Très-souvent l’avantage de l’un fait le préjudice de l’autre, l’intérêt particulier est presque toujours en opposition avec l’intérêt public. Comment se conduire en pareil cas ? Faut-il sacrifier l’utilité de l’absent à celle de la personne à qui l’on parle ? Faut-il taire ou dire la vérité qui profitant à l’un nuit à l’autre ? Faut-il peser tout ce qu’on doit dire à l’unique balance du bien public, ou à celle de la justice distributive, & suis-je assuré de connoître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumieres dont je dispose que sur les regles de l’équité ? De plus, en examinant ce qu’on doit aux autres, ai-je examiné suffisamment ce qu’on se doit à soi-même, ce qu’on doit à la vérité pour elle seule ? Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s’ensuit-il que je ne m’en fasse point à moi-même, & suffit-il de n’être jamais injuste pour être toujours innocent ?

Que d’embarrassantes discussions dont il seroit aisé de se tirer en se disant, soyons toujours vrais au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses ; le mensonge est toujours iniquité, l’erreur est