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Page:Rousseau - Du contrat social éd. Dreyfus-Brisac.djvu/315

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254 DU CONTRAT SOCIAL.

permis de voler, piller, maltraiter les étrangers et surtout les bar- bares, jusqu’à les réduire en esclavage. De là vient qu’on demandait à des inconnus sans les choquer s’ils étaient brigands ou pirates, parce que le métier, loin d’être ignominieux, passait alors pour hono- rable. Les premiers héros, comme Hercule et Thésée, qui faisaient la guerre aux brigands, ne laissaient pas d’exercer (1) le brigandage eux- mêmes (2), et les Grecs appelaient souvent traités de paix ceux qui se faisaient entre des peuples qui n’étaient point en guerre(a). Les mots d’étrangers et d’ennemis ont été longtemps synonymes chez plusieurs anciens peuples, même chez les Latins : Hostis enim, dit Cicéron, apud majores nostros dicebatur, quem nunc peregrinum dicimus. L’erreur de Hobbes n’est donc pas d’avoir établi l’état de guerre entre les hommes indépendants et devenus sociables, mais d’avoir supposé cet état naturel à l’espèce, et de l’avoir donné pour cause aux vices, dont il est l’effet (b).

Mais quoiqu’il n’y ait point de société naturelle et générale entre les hommes, quoiqu’ils deviennent malheureux et méchants en deve- nant sociables, quoique les lois de la justice et de légalité ne soient rien pour ceux qui vivent à la fois dans la liberté de l’état de nature et soumis aux besoins de l’état social; loin de penser qu’il n’y ait ni vertu ni bonheur pour nous, et que le Ciel nous ait abandonnés sans ressources à la dépravation de l’espèce, efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associa- tions (3), corrigeons, s’il se peut, le défaut de l’association générale. Que notre violent interlocuteur juge lui-même du succès. Montrons-lui, dans l’art perfectionné, la réparation des maux que l’art commencé fit à la nature (c). Montrons-lui toute la misère de l’état qu’il croyait

(1) De l'être.

(2) Dans d’autres occasions.

(3) Réparons.

(a) La même idée se rencontre dans une note de Rousseau (manuscrit de Neuchâtel, n°7940). « Dans ces temps reculés où le droit de propriété naissant et mal affermi n’était point encore établi par les lois, les richesses ne passaient que pour des usurpations, et quand on ne pouvait dépouiller les possesseurs, à peine regardait-on comme un vol de leur ôter ce qui ne leur appartenait pas. Hercule et Thésée, ces héros de l’antiquité, n’étaient au fond que des brigands qui en pillaient d’autres. ».

(b) Émile, liv. V. Quiconque désire peu de choses tient à peu de gens; mais conton- dant toujours nos vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la société humaine ont toujours pris les effets pour les causes et n’ont fait que s’égarer dans leurs raisonnements. — Émile, liv. 11. C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’à un certain point ; multipliez avec nos désirs les occasions de les satisfaire, chacun se fera le maître de tout.

(c) Émile, liv. IV. Il n’est pas possible que prenant tant d’intérét à ses semblables, il n’apprenne pas de bonne heure... à donner une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux qui ne s’intéressant à personne ne font jamais rien pour autrui... Etendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu... Moins l’objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l’illusion de l’intérêt particulier est à craindre ; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équi- table et l’amour du genre humain n’est autre chose en nous que l’amour de la justice.