Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/133

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un cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d’écrire elle-même.

Madame de Vercellis avait non-seulement beaucoup d’esprit, mais une âme élevée et forte. J’ai suivi sa dernière maladie ; je l’ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu’il y eût à cela de la philosophie : mot qui n’était pas encore à la mode, et qu’elle ne connaissait même pas dans le sens qu’il porte aujourd’hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu’à la sécheresse. Elle m’a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même ; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c’était pour faire ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J’ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j’ai passés auprès d’elle. Il était naturel qu’elle prît en affection un jeune homme de quelque espérance, qu’elle avait incessamment sous les yeux, et qu’elle songeât, se sentant mourir, qu’après elle il aurait besoin de secours et d’appui : cependant, soit qu’elle ne me jugeât pas digne d’une attention particulière, soit que les gens qui l’obsédaient ne lui aient permis de songer qu’à eux, elle ne fit rien pour moi.

Je me rappelle pourtant fort bien qu’elle avait marqué quelque curiosité de me connaître. Elle m’interrogeait quelquefois ; elle était bien aise que je lui montrasse les lettres que j’écrivais à madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments ; mais elle ne s’y prenait assurément pas bien pour les connaître, en ne me montrant jamais les siens. Mon cœur aimait à s’épancher, pourvu qu’il sentît que c’était dans un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe d’approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien ne m’apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait, j’étais toujours en crainte, et je cherchais moins à montrer ce que je pensais qu’à ne rien dire qui pût me nuire. J’ai remarqué depuis que cette manière sèche d’interroger les gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paraître leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre : mais elles ne voient pas qu’elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme