Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/137

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sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m’écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire des lettres ; c’était un amusement pour elle dans son état : ils l’en dégoûtèrent et l’en firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fatiguait. Sous prétexte que je n’entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise autour d’elle : enfin l’on fit si bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je n’étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu’après cela j’y entrai comme auparavant, et j’y fus même plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiraient ; la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait extrêmement respectable et chère, et j’ai bien versé, dans sa chambre, des larmes sincères, sans qu’elle ni personne s’en aperçût.

Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle d’une femme d’esprit et de sens ; sa mort fut celle d’un sage. Je puis dire qu’elle me rendit la religion catholique aimable, par la sérénité d’âme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n’était qu’un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça.

Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques ; mais, n’étant point couché sur l’état de sa maison, je n’eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l’habit neuf que j’avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m’ôter. Il promit même de chercher à me placer, et me permit de l’aller voir. J’y fus deux ou trois fois, sans pouvoir lui parler. J’étais facile à rebuter, je n’y retournai plus. On verra bientôt que j’eus tort.

Que n’ai-je achevé tout ce que j’avais à dire de mon séjour chez madame de Vercellis ! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étais entré.