Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus grand effet ; c’étaient des scènes à pâmer de rire. Les matinées se passaient ainsi sans qu’on y songeât : à deux ou trois heures nous mangions un morceau ; Venture s’en allait dans ses sociétés, où il soupait ; et moi j’allais me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talents, et maudissant ma malheureuse étoile qui ne m’appelait point à cette heureuse vie. Eh ! que je m’y connaissais mal ! la mienne eût été cent fois plus charmante, si j’avais été moins bête, et si j’en avais su mieux jouir.

Madame de Warens n’avait emmené qu’Anet avec elle ; elle avait laissé Merceret, sa femme de chambre dont j’ai parlé : je la trouvai occupant encore l’appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret était une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable ; une bonne Fribourgeoise sans malice, et à qui je n’ai connu d’autre défaut que d’être quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l’allais voir assez souvent : c’était une ancienne connaissance, et sa vue m’en rappelait une plus chère, qui me la faisait aimer. Elle avait plusieurs amies, entre autres une mademoiselle Giraud, Genevoise, qui, pour mes péchés, s’avisa de prendre du goût pour moi. Elle pressait toujours Merceret de m’amener chez elle : je m’y laissais mener, parce que j’aimais assez Merceret, et qu’il y avait là d’autres jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour mademoiselle Giraud, qui me faisait toutes sortes d’agaceries, on ne peut rien ajouter à l’aversion que j’avais pour elle. Quand elle approchait de mon visage son museau sec et noir barbouillé de tabac d’Espagne, j’avais peine à m’abstenir d’y cracher. Mais je prenais patience : à cela près, je me plaisais fort au milieu de toutes ces filles ; et, soit pour faire leur cour à mademoiselle Giraud, soit pour moi-même, toutes me fêtaient à l’envi. Je ne voyais à tout cela que de l’amitié. J’ai pensé depuis qu’il n’eût tenu qu’à moi d’y voir davantage : mais je ne m’en avisais pas, je n’y pensais pas.

D’ailleurs des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère : il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies, ç’a toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire ; c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de