projets romanesques ; et, par exemple, non-seulement je ne devins point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d’abord que je ne pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune qu’un emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas infiniment. Cela fit que quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je marquai beaucoup d’envie d’aller à Paris. Monsieur l’ambassadeur goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M. de Merveilleux, secrétaire interprète de l’ambassade, dit que son ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchait quelqu’un pour mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée, assez légèrement prise, mon départ fut résolu ; et moi, qui voyais un voyage à faire et Paris au bout, j’en fus dans la joie de mon cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage accompagnés de force bonnes leçons, et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter parmi les heureux de ma vie. J’étais jeune, je me portais bien, j’avais assez d’argent, beaucoup d’espérance, je voyageais à pied, et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil avantage, si déjà l’on n’avait dû se familiariser avec mon humeur. Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de mon imagination n’en enfanta de plus magnifiques. Quand on m’offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu’un m’accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune dont je bâtissais l’édifice en marchant. Cette fois mes idées étaient martiales. J’allais m’attacher à un militaire et devenir militaire moi-même ; car on avait arrangé que je commencerais par être cadet. Je croyais déjà me voir en habit d’officier, avec un beau plumet blanc. Mon cœur s’enflait à cette noble idée. J’avais quelque teinture de géométrie et de fortifications ; j’avais un oncle ingénieur ; j’étais en quelque sorte enfant de la balle. Ma vue courte offrait un peu d’obstacle, mais qui ne m’embarrassait pas ; et je comptais bien, à force de sang-froid et d’intrépidité, suppléer à ce défaut. J’avais lu que le maréchal Schomberg avait la vue très-courte ; pourquoi le maré-