Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1.djvu/48

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chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu’un les connaisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s’évanouirait en partie, si j’avais la preuve que d’autres que ma pauvre tante Suson l’ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie ; ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi-même, et a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse, m’ont également échappé.

Ce train d’éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger, accusa mon père d’avoir mis l’épée à la main dans la ville. Mon père, qu’on voulut envoyer en prison, s’obstinait à vouloir que, selon la loi, l’accusateur y entrât aussi bien que lui : n’ayant pu l’obtenir, il aima mieux sortir de Genève et s’expatrier pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l’honneur et la liberté lui paraissaient compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte, mais il avait un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l’état d’enfant. À Genève, où l’on ne m’imposait rien, j’aimais l’application, la lecture ; c’était presque mon seul amusement. À Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relâche. La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier était un homme