Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/146

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cette franchise, ce plaisir de me voir, que j’avais cru trouver en eux jusqu’alors. Dès que je paraissais chez le baron, la conversation cessait d’être générale. On se rassemblait par petits pelotons, on se chuchotait à l’oreille, et je restais seul sans savoir à qui parler. J’endurai longtemps ce choquant abandon ; et voyant que madame d’Holbach, qui était douce et aimable, me recevait toujours bien, je supportais les grossièretés de son mari, tant qu’elles furent supportables : mais un jour il m’entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une telle brutalité, devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m’a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur et la modération de mes réponses, qu’enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, je sortis, résolu de n’y plus rentrer. Cela ne m’empêcha pas de parler toujours honorablement de lui et de sa maison ; tandis qu’il ne s’exprimait jamais sur mon compte qu’en termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d’aucune espèce que j’aie eu jamais avec lui, ni avec personne à qui il prît intérêt. Voilà comment il finit par vérifier mes prédictions et mes craintes. Pour moi, je crois que mesdits amis m’auraient pardonné de faire des livres, et d’excellents livres, parce que cette gloire ne leur était pas étrangère ; mais qu’ils ne purent me pardonner d’avoir fait un opéra, ni les succès brillants qu’eut cet ouvrage, parce qu’aucun d’eux n’était en état de courir la même carrière, ni d’aspirer aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus de cette jalousie, parut même augmenter d’amitié pour moi, et m’introduisit chez mademoiselle Quinault, où je trouvai autant d’attentions, d’honnêtetés, de caresses, que j’avais peu trouvé tout cela chez M. d’Holbach.

Tandis qu’on jouait le Devin du village à l’Opéra, il était aussi question de son auteur à la Comédie française, mais un peu moins heureusement. N’ayant pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Narcisse aux Italiens, je m’étais dégoûté de ce théâtre, par le mauvais jeu des acteurs dans le français ; et j’aurais bien voulu avoir fait passer ma pièce aux Français, plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien la Noue, avec lequel j’avais fait connaissance, et qui, comme on sait, était homme de mérite et auteur. Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer anonyme ; et en attendant il me procura